La subjectivité de la foi dans la Lettre aux Hébreux : fâcheuses traductions liturgiques

Une commission a été constituée au sein de la Congrégation pour le culte divin en vue de lever les blocages sur les traductions liturgiques (cf. La Croix, 19/01/17). Depuis Jean Paul II, Rome souhaite revenir à une traduction plus littérale des textes latins, mais les épiscopats locaux font de la résistance. Est-ce grave docteur ? Dans certains cas, oui. L’actualité liturgique nous montre par exemple comment la définition de la foi lue dans la Lettre aux Hébreux est interprétée de manière protestante en Allemagne. En France, ce n’est guère mieux. Une difficulté pointée par Benoît XVI dans Spe salvi que je me risque à reprendre, avec l’humilité du néophyte.

LES TRADUCTIONS des textes liturgiques (le missel) et de la Parole de Dieu donnent toujours lieu à des débats sans fin qui peuvent paraître artificiels ou secondaires. Ce n’est pas si sûr. Ce samedi 28 janvier, l’Église fêtait saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, et proposait comme lecture du jour le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux. Pertinente proposition, puisque saint Paul y parle de la foi, dans une formule lapidaire qui tient lieu de référence centrale pour parler de la première des vertus théologales. Par l’Apôtre, nous savons que la foi est « la substance des réalités que l’on espère ». Pourtant, ce n’est pas vraiment ainsi que la traduction liturgique en parle, au moins en français, mais pas seulement.

Une lecture protestante

C’est Benoît XVI dans l’encyclique Spe salvi (2007) qui soulève la difficulté (n. 7-9), illustrant un aspect important de la différence entre les conceptions catholiques et protestantes de la foi. J’ai toujours été particulièrement frappé par la netteté de son explication, vraiment éclairante pour comprendre nos différences.

La version latine (Vulgate) de He I,1, née dans l’Église antique, dit : Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium. La traduction liturgique allemande dit : Glaube aber ist : Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht – « La foi consiste à être ferme en ce que l’on espère, à être convaincu de ce que l’on ne voit pas. » La traduction française (AELF) dit : « La foi est une manière de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. »

Pourquoi de telles différences ? À l’origine, il y aurait l’interprétation de Luther qui influença une certaine exégèse catholique, notamment allemande au XXe siècle. Luther, pour qui « le concept de “substance”, dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien », comprit le terme substance (en grec hypostase, « révélation ») « non dans le sens objectif (de réalité présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression d’une disposition ». Par conséquent, il comprit aussi le terme argumentum comme une disposition subjective, une « conviction » plutôt qu’une « preuve ».

D’où les traductions actuelles qui édulcorent la réalité objective du don de la foi, laquelle est présentée dans le texte de Paul comme l’expression subjective d’une adhésion, par définition plus relative et moins universelle.

D’où l’intérêt de revenir à une traduction plus rigoureuse et qui, tout de même, n’est pas compliquée à comprendre et faire comprendre : « La foi est la “substance” des réalités à espérer ; la preuve des réalités qu’on ne voit pas. »

Revenir au latin et à saint Thomas

L’explication, Benoît XVI la donne en recourant justement à saint Thomas (IIa-IIæ q.4, a.1) qui présente la foi en unissant le sujet et l’objet :

« La foi est un habitus, c’est-à-dire une disposition constante de l’esprit, grâce à laquelle la vie éternelle prend naissance en nous et grâce à laquelle la raison est portée à consentir à ce qu’elle ne voit pas. Le concept de “substance” est donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière initiale, nous pourrions dire “en germe” – donc selon la “substance” – sont déjà présents en nous les biens que l’on espère – la totalité, la vraie vie. Et c’est précisément parce que les biens eux-mêmes sont déjà présents que la présence de ce qui se réalisera crée également la certitude : ces “biens” qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde extérieur (ils “n’apparaissent” pas), mais en raison du fait que, comme réalité initiale et dynamique, nous les portons en nous, naît déjà maintenant une certaine perception de ces biens. »

Si l’on revient au sens grec du mot substantia, les deux sens hypostasis (révélation) et hyparchonta (fondement) se retrouvent donc. Quant au mot argumentum, il renvoie au grec elenchos qui ne signifie pas « conviction » (subjective), mais « preuve » (objective).

Benoît XVI conclut ce point en notant que l’exégèse protestante (Köster) admet désormais que l’interprétation luthérienne n’est plus soutenable.

 

Pour en savoir plus :
Sur le site du Vatican, Spe salvi
Sur le nouveau site de l’AELF, Lettre aux Hébreux

 

Spe salvi, extrait.

  • Nous devons encore une fois revenir au Nouveau Testament. Dans le onzième chapitre de la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de définition de la foi, qui relie étroitement cette vertu à l’espérance. Autour de la parole centrale de cette phrase, s’est créée, depuis la Réforme, une discussion entre les exégètes, où semble s’ouvrir aujourd’hui la voie vers une interprétation commune. Pour le moment, je laisse cette parole centrale non traduite: la phrase sonne donc ainsi: « La foi est l’hypostasis des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas ». Pour les Pères et pour les théologiens du Moyen-Âge, il était clair que la parole grecque hypostasis devait être traduite en latin par le terme substantia. La traduction latine du texte, née dans l’Église antique, dit donc: « Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium » – la foi est la « substance » des réalités à espérer; la preuve des réalités qu’on ne voit pas. Utilisant la terminologie de la tradition philosophique dans laquelle il se trouve, Thomas d’Aquin l’explique ainsi : la foi est un « habitus », c’est-à-dire une disposition constante de l’esprit, grâce à laquelle la vie éternelle prend naissance en nous et grâce à laquelle la raison est portée à consentir à ce qu’elle ne voit pas. Le concept de « substance » est donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière initiale, nous pourrions dire « en germe » – donc selon la « substance » – sont déjà présents en nous les biens que l’on espère – la totalité, la vraie vie. Et c’est précisément parce que les biens eux-mêmes sont déjà présents que la présence de ce qui se réalisera crée également la certitude : ces « biens » qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde extérieur (ils « n’apparaissent » pas), mais en raison du fait que, comme réalité initiale et dynamique, nous les portons en nous, naît déjà maintenant une certaine perception de ces biens. À Luther, pour qui la Lettre aux Hébreux comme telle n’était pas très sympathique, le concept de « substance », dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien. C’est pourquoi il comprit le terme hypostase/substance non dans le sens objectif (de réalité présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression d’une disposition et, par conséquent, il dut naturellement comprendre aussi le terme argumentum comme une disposition du sujet. Cette interprétation s’est affermie au vingtième siècle – au moins en Allemagne – même dans l’exégèse catholique, de sorte que la traduction œcuménique du Nouveau Testament en langue allemande, approuvée par les évêques, dit : « Glaube aber ist : Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht » (La foi consiste à être ferme en ce que l’on espère, à être convaincu de ce que l’on ne voit pas). En soi, cela n’est pas faux, mais ce n’est pas cependant le sens du texte, parce que le terme grec utilisé (elenchos) n’a pas la valeur subjective de « conviction », mais la valeur objective de « preuve ». C’est donc à juste titre que l’exégèse protestante récente est parvenue à une conviction différente : « Mais maintenant, on ne peut plus mettre en doute que cette interprétation protestante, devenue classique, est insoutenable » (Köster). La foi n’est pas seulement une tension personnelle vers les biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents; elle nous donne quelque chose. Elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la réalité attendue, et la réalité présente constitue pour nous une « preuve » des biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire l’avenir dans le présent, au point que le premier n’est plus le pur « pas-encore ». Le fait que cet avenir existe change le présent ; le présent est touché par la réalité future, et ainsi les biens à venir se déversent sur les biens présents et les biens présents sur les biens à venir.

2 réflexions sur « La subjectivité de la foi dans la Lettre aux Hébreux : fâcheuses traductions liturgiques »

  1. Bonjour Philippe,
    Il me manque une approche, celle de Claude Tresmontant qui voit dans le terme grec qui désigne la foi la traduction de l’hébreu « emouna ». Dans ses traductions des évangiles, il emploie « certitude de la vérité ». La preuve que vous évoquez et la certitude qu’il propose nous entrainent dans le domaine d’une réalité objective que le mot « foi », édulcoré dans le langage courant, traduit mal.

    1. Cher Rémy, je ne suis pas un expert ! Mes seules sources sont Benoît XVI et l’encyclique Spe salvi, où seuls les termes grecs et latins sont évoqués. Mais les uns et les autres recoupent l’hébreu si j’en juge ce que vous dites de l’interprétation de Tresmontant. Pour Benoît XVI, et d’après St Thomas, « la foi n’est pas seulement une tension personnelle vers les biens qui doivent venir […], elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la réalité attendue, et la réalité présente constitue pour nous une « preuve » des biens que nous ne voyons pas encore ».

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