« Identitaire » : grandeur et servitude du christianisme culturel

A propos d’Identitaire – Le mauvais génie du christianisme (Cerf). En cognant sur les “croisés du monde blanc” qui instrumentalisent le message chrétien à des fins politiques, Erwan Le Morhedec prend le risque de jeter le bébé de la culture chrétienne avec l’eau du bain identitaire, alors qu’il cherche surtout à montrer la nécessité de la cohérence dans l’engagement politique des catholiques.

L’IDENTITAIRE, au sens où il est compris dans le livre de l’avocat blogueur Erwan Le Morhedec, désigne deux sortes de catholiques : celui qui s’identifie au catholicisme pour des raisons essentiellement culturelles et celui qui associe sa foi à ses devoirs d’appartenance temporelle, en particulier nationale.

Cette identification pose problème dès lors que l’identité catholique se dissout dans un déterminisme politique. L’auteur distingue bien identité et identitarisme : « L’identitarisme n’est pas le goût ou la conscience de l’identité, c’est le rejet de l’altérité. » Cette perversion de l’attachement à l’identité érigée en principe, voilà qui est dangereux, explique Le Morhedec.

Confondre la foi et la politique est une tentation vieille comme l’Église. De tous temps, des chrétiens ont réduit leur foi à un messianisme. D’où cette inclination à vouloir soumettre l’Église à ses choix politiciens, considérés comme des nécessités religieuses. Et quand un engagement politique chrétien se transforme en absolu, il trahit doublement : l’Église, dont l’espérance n’est pas temporelle bien qu’elle soit incarnée, et la politique qui par définition — selon la tradition chrétienne elle-même — cherche le compromis pour le bien de l’homme et de la création dans un contexte relatif.

La notion moderne d’identité

À cette confusion, s’ajoute l’ambiguïté de la notion moderne d’identité, dont l’identitarisme chrétien n’est pas indemne. Dans une société imprégnée de subjectivisme, l’identité devient une « valeur » qui se définit comme une revendication existentielle, particulière ou collective. L’identité se reçoit moins qu’elle ne se possède, quand elle ne se construit pas par opposition à autrui, dans une dialectique d’autant plus prononcée qu’elle se sent menacée (légitimité victimaire).

Ainsi, de même que l’Église a condamné les désordres de la lutte pour l’égalité ou la liberté (théologie de la libération), de même elle dénonce toute idolâtrie des particularismes et des idéologies qui, de façon plus ou moins marquée selon les cas, conduit à des comportements qui opposent plus qu’ils n’unissent, au préjudice même de la nation.

C’est tout l’intérêt du livre d’Erwan Le Morhedec de montrer comment une saine préoccupation militante, le service du bien commun à travers la défense de l’identité nationale, que tous les papes n’ont jamais cessé de défendre, notamment comme rempart des libertés, peut dériver sous la pression de circonstances mal vécues (les pressions migratoires ou l’antichristianisme politique, par exemple) en pathologie de l’amour de soi, du durcissement à l’exclusion, de la surenchère idéaliste jusqu’à la porosité aux thèses néopaïennes.

Nécessaire cohérence

La limite de ce travail critique est que la véhémence accusatoire du livre a paru dévaluer l’incarnation culturelle de l’Évangile. À la vérité, ce n’est pas le cas même si l’on sent une méfiance de l’auteur pour la dimension communautaire de la foi — ainsi lorsqu’il prétend qu’un pays ne peut pas être chrétien « d’un point de vue tant spirituel que culturel » —, mais la mise en évidence des dangers du narcissisme identitaire pouvait aussi apparaître comme une relativisation de l’héritage chrétien de la France elle-même. En cognant sur les « croisés du monde blanc », Erwan Le Morhedec a durci les oppositions et pris le risque de jeter le bébé de la culture chrétienne avec l’eau du bain identitaire, alors qu’il cherche surtout à montrer la nécessité de la cohérence dans l’engagement politique catholique.

Dans la tradition chrétienne, le fidèle est appelé à s’enraciner dans la culture de son pays. En Europe, le christianisme y a laissé les traces de l’humanisme le plus élevé, le plus étayé et le plus utile. Non seulement ce ferment culturel chrétien est vecteur d’évangélisation, mais comme patrimoine devenu commun, il est facteur d’unité et d’intégration. Il serait déraisonnable de négliger ce lieu par essence d’apaisement entre les tensions particularistes et universalistes. En tant que « communauté de culture », « la nation est un point d’équilibre entre le particulier et l’universel » disait Jean-Paul II.

Or les événements parlent. Dans un contexte de crise sociale où la colonisation idéologique de l’économie mondialisée sur la politique et la privatisation des valeurs ont appauvri les plus faibles et divisé les peuples, le recours à la souveraineté culturelle de la nation est salutaire. Un pays sans culture est un pays sans liberté, livré au cynisme des puissants. Mais face aux effets du relativisme culturel qui voit dans la « perte de soi » une clé de la mondialisation heureuse, la voie identitaire de « l’enfermement sur soi » ne peut pas être une réponse. Celle-ci serait même dans cette perspective anticulturelle, elle serait comme une culture privée de son sang. L’auteur consacre un tiers de son livre à montrer la nécessité d’enraciner son engagement dans l’accueil de son identité, en mettant en garde contre deux écueils : « Imaginer une patrie sans héritage ou la figer dans celle-ci. »

La priorité culturelle

C’est à cette lumière qu’on peut interpréter la question des « chrétiens culturels ». L’attachement d’un peuple à ses racines chrétiennes n’est pas en soi négatif, même si sa pratique religieuse est défaillante. « Ce n’est pas seulement chez les chrétiens, c’est parfois jusque chez leurs adversaires que la civilisation peut refléter des valeurs évangéliques » observait le cardinal Journet, car la culture parle toujours : « Même quand une civilisation renie ou trahit le christianisme, elle ne parvient pas à le rendre muet. »

La querelle des crèches dans les lieux publics devrait trouver ici sa réponse : se servir des crèches comme des fétiches à des fins politiciennes est méprisable, c’est surtout totalement idiot, la crèche étant le signe par excellence de la fin des croyances mythologiques du salut par la politique. La présence des santons dans le hall des mairies n’est pas une « revendication » de l’Église, c’est une évidence, mais le déplorer est regrettable. Ce serait un comble que les chrétiens contribuent à effacer les traces du christianisme dans l’imaginaire collectif, au prétexte que leur message pourrait être mal interprété !

Là est le véritable enjeu : sans culture, la société ne changera pas. La culture par définition est une ouverture à la vérité. Aux catholiques d’être assez forts et cohérents pour se faire entendre afin que l’Évangile ne soit pas détourné de son sens.

 

 

Erwan Le Morhedec
Identitaires – Le mauvais génie du christianisme
Cerf, 2017, 170 p., 14 €

 

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