Le 30 avril 2015, la justice a enjoint le maire de Ploërmel de faire procéder au retrait de la statue de Jean Paul II installée dans sa ville. Puis, la cour administrative d’appel de Nantes a annulé le jugement. Finalement, le Conseil d’État prononce un jugement de Salomon : oui à la statue du pape, non à la croix. Pourquoi la loi de 1905 est-elle aussi difficile à suivre ?
Ramu de Bellescize. — En démocratie, la liberté religieuse n’est pas conçue comme le droit de faire, mais le pouvoir de faire. L’état du droit à l’égard des cultes ne se fonde qu’en partie sur cette idée. Car il existe un autre principe, tout aussi important : la laïcité. Celle-ci n’interdit pas le culte, mais en limite l’exercice. L’article 2 de la loi de 1905 est explicite : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » De la rencontre entre ces deux principes, il ressort que la reconnaissance publique de certaines activités ou de certains biens liés aux cultes sont « plus ou moins permis ».
Ainsi, les collectivités territoriales n’ont pas le droit de financer la construction d’édifices cultuels (art. 19) ou des célébrations religieuses, même lorsque celles-ci présentent un intérêt culturel. Par exemple, des subventions municipales qui avaient été accordées pour les « ostensions » limousines de reliques de saints ayant vécu dans la région, une tradition séculaire, ont été refusées par le Conseil d’État au motif qu’elles avaient « le caractère de cérémonies cultuelles ».
Mais il y a des subventions autorisées au profit d’un lieu de culte ou d’une activité annexe au culte. La loi de 1905 autorise sous conditions les collectivités publiques à financer certains types de travaux.
Ce peut être le cas pour des raisons liées aux conditions de sécurité ou d’intérêt culturel, mais selon une logique parfois difficile à suivre. Pourquoi refuser le soutien public aux ostentions et accepter le financement d’une installation requise pour l’abattage rituel lors de la fête de l’Aïd-el-Kébir ?
Dans le cas du monument de Ploërmel, le Conseil d’État juge que la croix, à la différence de la statue, constitue un signe ou un emblème religieux dont l’installation est contraire à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Celui-ci dispose qu’« il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ».
Dans quelle mesure la statue de Jean Paul II réalisée par le sculpteur russe Zourab Tsereteli pouvait être considérée comme une œuvre culturelle et non cultuelle ?
Si la loi interdit le financement du culte, la jurisprudence autorise le financement d’activités annexes aux cultes : les activités dites mixtes. Il peut s’agir d’activités culturelles, sociales ou historiques. Elles sont liées aux cultes mais ne consistent pas, au sens strict du terme, en la célébration d’un culte. Ces activités laissent en principe une marge de manœuvre relativement importante aux personnes publiques en matière de financement des cultes.
Une collectivité territoriale peut participer au financement d’un bien destiné à un lieu de culte dès lors qu’existe un intérêt public local. Par exemple, l’installation d’un orgue dans une église, comme celui de Trélazé (Maine-et-Loire), acquis en 2011 dans l’église Saint-Pierre qui en était dépourvue, aux frais de la commune. Le Conseil d’État a considéré que l’opération était légale. L’usage du bien est mixte puisqu’il permet des activités artistiques publiques.
S’agissant de la statue de Ploërmel, il s’agit a priori d’un bien mixte : à la fois cultuel et culturel. Si une commune peut financer une activité mixte, elle doit pouvoir accepter un bien mixte sur le domaine public. La difficulté est celle-ci : le monument litigieux comprend une statue de Jean Paul II, acceptée par délibération du conseil municipal comme un don, et une arche surmontée par une croix, non mentionnée lors de la première délibération. Il pourrait y avoir deux œuvres et non une seule. En tout état de cause, une croix plus discrète eut peut-être levé toutes les objections.
Au-delà de ce vice de forme dans l’acceptation de l’œuvre, nous sommes devant un monument dont l’esthétique d’ensemble peut faire débat, mais dont l’État demande l’amputation selon ses propres critères. La laïcité a-t-elle autorité sur la liberté artistique et la propriété intellectuelle ?
Sur le plan artistique, si l’arche surmontée de la croix n’est pas du sculpteur Zourab Tsereteli, la question ne se pose pas. Si elle est bien de lui, on admet qu’une œuvre peut désormais être découpée en morceaux pour satisfaire à la laïcité telle qu’elle est interprétée par la juridiction administrative et de manière plus générale, par les pouvoirs publics.
En revanche, la question porte plutôt sur l’interprétation de la portée symbolique de la croix associée à la personne de Jean-Paul II. Si les élus de la ville de Ploërmel ont voulu honorer le pape polonais comme symbole de la résistance au communisme en l’associant à la croix, on peut leur reprocher une faute de goût (la disproportion de la croix), éventuellement une faute de procédure, mais pas une erreur historique. La résistance du pape est indissociable de la croix : cette vérité est objective. En l’espèce, la réalité religieuse est inséparable de la réalité historique. Or ce qui en droit paraît équilibré a ceci de dangereux que désormais, il est admis que le juge peut distinguer ce qui est admis et ce qui ne l’est pas au sein d’une même œuvre.
Une comparaison avec la jurisprudence du Conseil d’État sur les crèches pour justifier l’interdiction de la croix est-elle pertinente ?
Saisis par des « libres penseurs » de Seine-et-Marne et de Vendée hostiles à la présence de crèches dans l’espace public, les juges du Conseil d’État ont admis que la signification des crèches est double : religieuse et profane. Les crèches sont des représentations de la naissance du Christ, mais elles ont aussi une signification profane au sens où elles font partie des décorations qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d’année. Pour les juges, l’autorisation suppose une tradition établie, ce qui ne peut être le cas avec le monument de Jean Paul II.
Cet argument est problématique. Aujourd’hui, la pression laïciste est telle que les sources religieuses de l’espace public sont progressivement éliminées. On le voit notamment dans la toponymie. Lorsque des communes fusionnent, c’est généralement le nom laïque qui l’emporte. En 2015, les communes du Calvados de La Chapelle-Yvon, Saint-Cyr-du-Ronceray, Saint-Julien-de-Mailloc, Saint-Pierre-de-Mailloc sont devenues une unique commune sous le nom de… Valorbiquet !
Cela pose le problème du « gel » du catholicisme et de ses symboles en France. Non seulement la dimension historique du catholicisme est constitutive de sa réalité, mais son histoire ne s’est pas arrêtée en 1905. Si la laïcité est compatible avec l’histoire, elle doit reconnaître que la symbolique religieuse vit elle aussi.
À terme, tout emblème religieux est-il appelé à disparaître dans l’espace public ?
Si on interprète strictement l’article 28 de la loi de 1905, il faudrait retirer les croix de lorraine et drapeaux européens de l’espace public, qui sont tous deux d’origine religieuse. La croix de Lorraine, associée à la France libre du général de Gaulle, est bien en elle-même un signe religieux. C’est aussi le cas des douze étoiles qui composent la couronne de la Vierge Marie dans l’Apocalypse de saint Jean, et qui figurent sur le drapeau européen. Va-t-il falloir retirer toutes les croix de Lorraine et tous les pavillons de l’Union européenne qui apparaissent sur des espaces publics aux frais du contribuable ? C’est difficilement envisageable, pour une simple question de bon sens : les sources religieuses imprègnent notre culture, et l’histoire ne menace personne.
Mais si la croix qui surplombe la statue de Jean-Paul II dans la commune de Ploërmel est considérée comme portant atteinte à la neutralité de l’espace public, il faudrait appliquer la décision avec la même rigueur à toutes les manifestations religieuses régulières, comme les prières de rue des musulmans. Si c’est impossible, il faut alors interdire toutes les manifestations religieuses avec la même fermeté, et ne pas faire deux poids deux mesure.
Ce monument ayant été installé par une autorité publique sur un lieu public, et quel que soit son sort, en quoi l’Église est-elle concernée ?
Le diocèse n’est pas directement concerné par la décision du Conseil d’État. L’évêque du lieu, Mgr Raymond Centène, l’a clairement fait savoir, en signalant qu’il ne lui appartient pas de contester une décision dans une affaire dont il n’est pas partie prenante. Toutefois, l’Église peut se prononcer sur le fond, ce qu’a fait l’évêque de Vannes dans un communiqué, déplorant la tendance à rendre toujours moins visibles les signes chrétiens dans une société qui souffre déjà d’un manque de repères : « Parmi ces repères, ceux qui nous viennent de l’Histoire sont particulièrement importants parce qu’ils ont contribué à façonner notre unité dans le respect d’une diversité légitime et féconde. »
Entretien publié par Aleteia.
Vient de paraître :
Ramu de Bellescize
Droit des cultes et de la laïcité
Gualino Editeur, coll « Droit expert »,
Sept. 2017,
170 pages, 23 €
En savoir plus :
L’avis du Conseil d’Etat