La tentative de coup de force séparatiste de la part de la Generalitat de Catalunya, a révélé une crise du modèle fédéral du royaume d’Espagne. Pourtant ce modèle paraissait équilibré, comme une bonne illustration du principe de subsidiarité. Cette crise était-elle prévisible ?
Roland Hureaux. — Je ne crois pas que ce que vous appelez le modèle fédéral espagnol ait jamais atteint son point d’équilibre. Il ne résulte nullement de l’application du principe de subsidiarité, mais du contexte particulier de l’Espagne. Certaines régions espagnoles comme la Catalogne ou le Pays basque sont caractérisées depuis longtemps par un particularisme, dû notamment à l’existence d’une langue propre.
Le régime franquiste si honni par le politiquement correct européen, s’est fondé à partir de 1936 sur la défense de l’unité de l’Espagne contre toutes les formes de séparatisme. Après la mort de Franco en 1974 et la démocratisation qui a suivi, il a paru normal de rendre à ces régions une large autonomie, le retour à la monarchie facilitant une forme d’« union personnelle » qui ne supposait pas des institutions unifiées d’une région à l’autre.
Mais le fédéralisme espagnol a été empoisonné pendant quarante ans par le terrorisme basque auquel il n’a été mis fin que très récemment. Les Catalans apparaissaient alors plus raisonnables que les Basques. Désormais, c’est l’inverse. Depuis que la situation s’est normalisée au Pays basque, elle s’est détériorée en Catalogne. Le jeu de la Généralité (vieux nom historique pour désigner le gouvernement provincial) avait été tout au long de ces années, en échange de son maintien formel dans l’unité espagnole, de tirer le plus d’avantages possibles de Madrid de telle manière que cette région, plus riche que les autres, se soustrait de plus en plus à la solidarité nationale.
Aujourd’hui, cela ne suffit plus à une importante minorité de Catalans (environ 40 %) qui terrorise de plus en plus la majorité qui ne veut pas se séparer de l’Espagne. Les formes de ce terrorisme sont diverses, la principale étant la quasi-interdiction de la langue espagnole.
Comment expliquer cette évolution ?
Je n’ai pas d’explication décisive : on incrimine la richesse des Catalans qui, dans un mode où le libéralisme a développé un peu partout l’égoïsme, ne veulent plus partager. Je crois qu’il faut aller chercher plus loin : la déchristianisation nourrit le nihilisme. Le nihilisme appelle des idéologies de remplacement. L’aile gauche de l’indépendantisme catalan, qui est aussi son aile marchante, associe le nationalisme à toutes les formes du nihilisme contemporain : immigrationnisme (qui, couplé avec la dénatalité, menace à terme de plus en plus rapproché la survie même du peuple catalan, ce dont personne, là comme ailleurs, ne se préoccupe), liberté des mœurs, remise en cause de l’héritage historique, etc.
Sur le terrain propre à la Catalogne, la recherche d’une idéologie s’est greffée sur la vieille revendication autonomiste pour en faire un indépendantisme extrémiste. Les Basques avaient connu cela avec l’ETA qui n’était pas seulement un parti indépendantiste mais aussi un parti révolutionnaire de type marxiste.
Le gouvernement espagnol est décidé à prendre le contrôle de l’exécutif catalan, au risque de durcir les oppositions. L’épiscopat pourrait jouer un rôle de médiation, mais, comme le Vatican, semble hostile à toute solution contraire au respect de la Constitution. Est-ce surprenant ?
Le gouvernement espagnol a pris ses responsabilités en s’appuyant sur la Constitution qui, tout en permettant de larges autonomies, verrouille assez bien l’accès à l’indépendance. Je note que dans l’Europe éclairée, très peu le lui reprochent.
Même le pape François soutient le gouvernement espagnol. Je serais étonné que l’Église, affaiblie par la déchristianisation ait encore un crédit suffisant pour effectuer une médiation. Mais pourquoi pas ? D’après la presse espagnole, les représentants du gouvernement et du mouvement indépendantiste auraient rencontré les cardinaux de Madrid et de Barcelone, qui seraient ouverts à tout compromis dans le cadre de la Constitution.
Depuis longtemps, l’Union européenne favorise la montée en puissance des régions en Europe aux dépens de la souveraineté des États nationaux. Pourtant, les autorités de Bruxelles donnent l’impression de redouter désormais un régionalisme déstabilisateur. Va-t-on vers un changement de la politique européenne ?
Oui, je crois que l’on est en train de faire à Bruxelles un virage à 180 degrés. Pendant des années la politique de Bruxelles avait été de promouvoir « l’Europe des régions ». Pour des pays assez solides comme la France, cela n’a pas eu de conséquences dramatiques ; mais pour des pays plus fragiles comme l’Espagne, il en a été autrement.
Pourquoi donc ce retournement européen ?
Bruxelles a constaté récemment qu’il était plus facile de faire appliquer ses directives dans un État unitaire comme la France que dans des pays fédéraux comme l’Allemagne (où il faut parfois négocier avec les 15 Länder) ou la Belgique : avec-vous noté que c’est la Wallonie et non la Belgique, ni aucun autre État, qui a fait des difficultés pour adopter le traité de libre-échange avec le Canada ?
Mais en Catalogne, Bruxelles est confronté, pour la première fois de manière aussi grave, aux conséquences catastrophiques que pourrait avoir un peu partout la déstabilisation des États : l’indépendance de la Catalogne, l’éclatement de l’Espagne, des tensions en France (surtout en Corse), en Italie, au Royaume-Uni, en Belgique. Et si le nationalisme local triomphait partout, comment l’entreprise européenne ne serait-elle pas remise en cause ? Un peu comme le retour à la surface des traditions gauloise, ibérique, germanique, bretonne au Ve siècle (stimulé par les invasions barbares) avait entraîné la dislocation de l’Empire romain. Entre son idéologie régionaliste et un réflexe élémentaire de survie, l’Union européenne a fait le choix de la survie.
Publié par Aleteia.