C’EST LE BIOGRAPHE DE REFERENCE de Jean Paul II, l’américain George Weigel, qui le dit : « Avec François le réformateur, Ivereigh offre à ce jour le meilleur récit des événements fondateurs de la vie et de la pensée de Jorge Mario Bergoglio. » Si l’on veut comprendre son pontificat, la première chose à faire est de plonger dans le temps long de l’existence de celui qui deviendra le premier pape américain de l’histoire. Grâce à l’enquête très documentée d’Austen Ivereigh, écrite comme un roman, nous pénétrons le mystère d’une vocation, avec les clés théologique, psychologique et politique qui nous en donne le sens véritable.
Car chez ce pape imprévisible, rien n’est improvisé. Ivereigh montre qu’il est d’abord un fils de l’Église enraciné. Pleinement lui-même, il est sans faille l’héritier de Paul VI, Jean Paul II et Benoît XVI. S’il ne cesse de surprendre, c’est que sa logique n’est pas celle du monde. Il suit le conseil de François d’Assise à la lettre : « Nous ne devons être ni sages ni prudents selon la chair ; nous devons plutôt être simples, humbles et purs [1]. »
Ni sage, ni prudent
Toute sa vie, y compris à travers ses épreuves (la maladie, la police politique, la pression du pouvoir, la trahison), Jorge Bergoglio est dans cette ligne. Son adolescence est d’abord celle d’un jeune homme ordinaire, bien dans sa peau, réservé mais « très prévenant, très sociable », travailleur et sportif, amateur de foot et de… tango. Mais c’est aussi un garçon extraordinaire, doué d’une intelligence et d’une volonté peu communes, mu par le désir d’être au service de tous. « Je serai jésuite pour être avec les gens », disait-il.
Une passion argentine
Pour saisir cette vocation hors-normes, il faut tout d’abord entrer dans l’histoire de son pays, un pays jeune, balloté souvent entre la prospérité et la misère, la liberté et la dictature. Nul mieux que le Britannique Austen Ivereigh était qualifié pour nous plonger dans cet univers instable que fut l’Argentine de l’après-guerre. Journaliste, vaticaniste, historien, Ivereigh fut l’attaché de presse du cardinal archevêque de Westminster Murphy-O’Connor. Sa thèse d’histoire porta sur l’Église et la politique en Argentine. Il nous fait découvrir une patrie fragile et tourmentée, mais à l’identité singulière à laquelle Jorge, le petit-fils d’immigré italien, voue une réelle passion.
Sans se tromper, on peut affirmer que cette identité argentine naquit en deçà de l’indépendance en 1810, dans les douleurs de la fin des réductions jésuites au XVIIIe siècle. Le jeune Bergoglio puisera dans ce tragique épisode son profond rejet de la philosophie des Lumières et de son « centralisme idéologique ».
Refonder la politique
Jeune homme, Jorge fut naturellement passionné de politique : le péronisme des origines, sorte de populisme social-chrétien, lui parlait. Mais ce péronisme aussi peu pensé que possible partit dans tous les sens, et ses épigones furent à la fois de droite, de gauche et mêmes certains, terroristes… Très vite, Bergoglio prit ses distances. Sa soif d’absolu l’affranchit des illusions de la politique, sans pour autant le libérer de son souci du bien commun, auquel il se consacra de multiples manières.
Ce n’est pas le moindre intérêt de l’enquête d’Ivereigh de montrer comment l’Église peut aider à « construire un peuple » à travers l’engagement des siens, sans exercer le pouvoir temporel. Ce que fit par exemple Karol Wojtyla en Pologne, Jorge Bergoglio le fit dans un tout autre contexte en Argentine : servir les plus pauvres, défendre les opprimés, éclairer la conscience des élites, mobiliser la société civile, former la jeunesse, unir la nation sur ses valeurs fondatrices. Bref, « refonder la politique ».
Le pape inattendu
Quand il est élu pape, Jorge Bergoglio a 77 ans. Plus personne ne l’attendait. Les vaticanistes l’avaient écarté de leurs pronostics car il n’avait plus l’âge. Pour réformer la curie, il fallait l’énergie d’un jeune cardinal. Tous savaient que l’Argentin aurait pu être élu en 2005, mais l’archevêque de Buenos Aires ne souhaitait nullement la fonction, et il lui répugnait de s’opposer au cardinal Ratzinger pour qui il avait une haute estime (« un grandissime théologien, un maître de la foi »), encore moins d’être utilisé pour lui barrer la route.
Surtout, il n’avait pas fini sa mission, comme l’histoire le montrera. Selon Ivereigh, le fil conducteur de la vie du futur pape, c’est son aptitude à réformer, et son œuvre de réformateur n’était pas achevée… en Amérique.
De la race des réformateurs
Le père Jorge Bergoglio est en effet de ces réformateurs dont l’Église se nourrit pour grandir dans sa fidélité, plus libre et docile aux impulsions de l’Esprit Saint en se purifiant sans cesse de l’esprit du monde — cette fameuse « mondanité spirituelle » dont le jésuite fera l’un de ses ennemis préférés. L’histoire de l’Église est jalonnée par les grands saints qui l’ont renouvelée, de manière singulière, pour l’aider à rester elle-même : Bernard de Clairvaux, Catherine de Sienne ou bien sûr François d’Assise. Des personnalités exceptionnelles qui bousculent leur monde, et les puissants de leur temps en prenant tous les risques avec une liberté absolue.
À son tour, le pape Bergoglio s’est donné pour but de « rendre l’Église plus conforme à ce qu’elle est, et non de la transformer en ce qu’elle n’est pas ». En cela, démontre l’auteur, « il s’avère l’héritier direct de Benoît XVI, n’en déplaise à la légende médiatique qui soutient la thèse de la rupture ». La postérité dira si son œuvre transformera l’Église à la hauteur de ce que firent ses plus grands réformateurs, mais toute sa vie témoigne d’un engagement acharné à convertir ses troupes à une plus grande radicalité évangélique, avec une certaine réussite.
Plongé dans le peuple
Pour lui, la radicalité de l’Évangile, c’est se conformer au Christ en plongeant dans son peuple par l’annonce du salut et le service des pauvres. Un service humble, réel (ce qu’il appelle la « concrétude évangélique ») loin des abstractions sociologiques qui s’illusionnent dans la transformation des idées ou des structures. La foi autoréférentielle sans les œuvres, il n’en veut pas, car elle n’est pas du Christ. Et les œuvres, elles ne passent que dans la relation, avec le regard du Christ.
Homme de prière — il se lève chaque jour à quatre heures du matin pour faire oraison et dire son rosaire — il se méfie des idéologues attirés par le pouvoir, riformisti ou rigoristi incapables de « sentir » le peuple où Dieu parle. Il ne travaille pas à bâtir « le Royaume de Dieu sur terre », ce que voulut la première théologie de la libération dont il combattit la dérive idéologique — et ce qui lui valut tant d’ennemis —, il cherche à répandre l’amour de Dieu en vivant de cet amour, de personne à personne, sans jamais descendre de la Croix : « Qui vous accueille m’accueille, et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé » (Mt, 10).
À l’école d’Ignace de Loyola
Ce talent à réformer, Jorge Bergoglio l’a mis triplement en œuvre avant d’être élu pape.
Tout d’abord comme jésuite. Jorge se coule comme par mimétisme dans le modèle du grand saint Ignace, dont il est fait du même bois : « Ignace et François combinent deux qualités que l’on trouve rarement chez une même personne, remarque Ivereigh. D’un côté, Ignace (comme François) avait un sens politique inné — un charme, diraient certains — par sa capacité à lire dans le cœur des gens, à gagner leur confiance, à les inspirer, à les organiser en vue d’œuvrer à de grands idéaux ; avec cela, il possédait aussi d’immenses qualités de meneur, d’enseignant et de négociateur.
De l’autre Ignace (comme François), était un mystique qui vivait et gouvernait par le discernement des esprits, choisissant tout ce qui pouvait servir le plus grand bien, la plus grande gloire de Dieu, ce que les jésuites désignent par le mot latin magis (davantage). Les guides spirituels savant rarement gouverner, et ceux qui sont au pouvoir ne sont presque jamais des saints. Ignace et François font partie des rares hommes qui ont cassé le moule. »
Les vocations explosent
Chez les jésuites, Jorge est très vite remarqué. Il est choisi comme maître des novices avant même de faire sa profession solennelle, puis il est élu provincial deux ans plus tard. Il a trente-six ans. Sans tarder, il secoue son monde, et notamment les anciens qui s’accrochent aux vieilles lunes activistes de la théologie de la libération. Il remet la famille jésuite en ordre de marche.
Sous son mandat, les vocations explosent. « En l’espace de quelques années seulement, il a créé une organisation prospère, profondément ancrée dans la culture argentine, et dans la vie des pauvres, en se fondant sur une vision radicale et inspirante des premières missions jésuites sur un style de gouvernement charismatique et exaltant. »
Près des pauvres
Sous la dictature, il manœuvre pour protéger les jésuites et les clandestins, même s’il désapprouve leurs présupposés politiques. Après la chute de la junte militaire, on lui cherchera des ennuis : Ivereigh montre qu’il fut irréprochable, sinon par l’emploi d’une stratégie du silence, à la manière de Pie XII durant la Seconde Guerre mondiale. Le fonceur Bergoglio est un prudent.
Après son provincialat, il est nommé recteur de la Faculté jésuite de théologie et de philosophie. Là encore, il bouscule : il envoie ses étudiants au charbon, près des pauvres pour les servir et les évangéliser. Mais ses méthodes ne plaisent pas, cette fois-ci du côté des conservateurs qui n’aiment pas trop se fâcher avec les autorités. Cela lui vaudra une mise à l’écart douloureuse.
Choisi par Jean Paul II
C’est contre l’avis des curies jésuite, épiscopale et romaine, qu’il est nommé par Jean Paul II évêque auxiliaire de Buenos Aires (1992), puis coadjuteur (1997), puis archevêque (1998), et enfin créé cardinal en 2001. En dépit de ses opposants, il est élu président de la Conférence des évêques d’Argentine. Il entraîne son Église hors des salons et des sacristies : « Il vaut mieux préférer une Église blessée et sale à une Église repliée sur elle-même. »
Le cardinal travaille à briser le cléricalisme, libère la responsabilité des laïcs dans l’évangélisation. Servi par une mémoire exceptionnelle, il parvient à diriger de façon efficace l’institution tout en demeurant proche de son troupeau « sans jouer à Tarzan », c’est-à-dire en sachant toujours voir le Christ en chaque personne rencontrée.
La culture de la rencontre
La « culture de la rencontre », ce n’est pas pour lui un slogan plus ou moins psychologisant, c’est la définition du christianisme vécu dans la « rencontre personnelle avec le Christ », une expression piochée dans l’enseignement de Ratzinger et de don Guissani, le fondateur de Communion et Libération ; c’est ainsi que se vit aussi la responsabilité sociale de la foi comme école d’humanité dans le service des personnes appelées à grandir par le dialogue et la relation.
Cette culture de la rencontre, il la maîtrise à la perfection. Son art du discernement jésuite s’applique aussi bien aux personnes et aux communautés, dont il sait diagnostiquer les « tentations ». Au fil de son expérience et de son enseignement, car il prêche beaucoup, notamment des retraites, il expose et pratique son art de gouverner en tissant des liens, avec un art consommé de la gestion du conflit par le haut.
Le courage de la vérité
Inspiré par le théologien Guardini, un maître qu’il partage avec Joseph Ratzinger, il réfléchit aux « dynamiques de désaccord dans l’Église » qu’il veut sortir de l’impasse des dialectiques marxiste et hégélienne. Il aime la franchise et encourage la parrhèsia — le courage de la vérité. Avec lui, tout est permis sauf toucher à la doctrine (« Nous sommes fils de l’Église ») : les points de vue opposés sont féconds et créatifs quand ils tendent à l’unité du tout.
Cela ne l’empêche pas de trancher, en usant d’une tactique élaborée, à la manière de l’« approche indirecte » de Lidell Hart qu’il a lu jeune prêtre : éviter la confrontation, affaiblir la résistance de l’ennemi en utilisant des moyens détournés, décider. Pour autant, sa manière de faire ne se veut pas habile : il sait distinguer la ruse de la prudence, car il ne vise pas le pouvoir, mais l’unité, la paix, la croissance morale et spirituelle dans la liberté.
Remarqué à Rome
Pleinement jésuite et pleinement évêque, Mgr Bergoglio va se faire remarquer à deux reprises au sein de l’Église universelle. Lors du synode de 2001, il est vice-président de l’assemblée des évêques, chargé d’assister le rapporteur, le cardinal Egan de New York, qu’il finira par remplacer. Le sujet est délicat, consacré au ministère épiscopal, avec la question récurrente de la collégialité.
À Rome, « le cardinal Bergoglio est hautement félicité pour la façon dont il a su refléter les préoccupations des évêques sans déclencher de discorde ». « Les gens l’admiraient pour sa capacité à sauver le meilleur du débat du synode, malgré les limites imposées par la structure », se souvient l’Uruguayen Guzmán Carriquirry, l’homme de confiance des papes à la curie pour suivre l’Amérique latine.
Le pressentiment de Benoît XVI
Le deuxième événement, c’est en 2007 la Ve conférence du CELAM-Conseil épiscopal latino-américain, qui fête son cinquantième anniversaire au sanctuaire brésilien d’Aparecida. Contre tous ses conseillers, Benoît XVI ouvrira les travaux de cette assemblée réputée indocile en soutenant l’ambition collégiale des évêques américains. « Je suis convaincu, dira-t-il, que l’avenir de l’Église catholique — au moins en partie, mais une partie fondamentale — sera décidé ici. Pour moi, cela a toujours été clair [2]. »
D’emblée, le cardinal Bergoglio imprime sa marque. Le continent qui abrite la moitié des catholiques du monde doit devenir une « Église-source » pour inspirer l’Église universelle, comme naguère l’Église européenne a pu le faire. C’est aussi la conviction du pape Benoît. Il s’agit de libérer le souffle de la nouvelle évangélisation en se débarrassant des idéologies anachroniques qui polluent le monde et l’Église, « la version impérialiste de la mondialisation et le progressisme adolescent ». Priorité : le Christ, « pour que nos peuples aient la vie en Lui ».
Voir le monde avec les yeux de la foi
L’Argentin s’impose par sa capacité exceptionnelle à identifier les évolutions dans un langage nouveau et saisissant. Une vaste majorité des délégués le désigne pour prendre en charge la rédaction du document final. Il parvient à tisser discrètement un consensus autour du retour à la religiosité populaire, dans l’herméneutique du « saint peuple fidèle de Dieu » et en se libérant des méthodes traditionnelles engluées dans l’analyse sociologique.
Il appelle à voir la réalité non en expert, mais « en disciples missionnaires, avec les yeux de la foi ». Il expliquera plus tard pourquoi on ne pouvait plus « chercher une herméneutique d’interprétation évangélique du monde en dehors de l’Évangile et en dehors de l’Église ».
Un nouveau printemps
Cet enterrement solennel de la théologie de la libération sera la grande réussite d’Aparecida. Grâce à l’engagement sans faille de Benoît XVI à ses côtés, la conférence apparaîtra comme une première dans l’ordre du magistère épiscopal cum et sub Petro. Ce printemps de la pensée catholique ignoré en Europe dessine en effet un véritable programme de renouveau pour l’ensemble de l’Église.
Son principal artisan, le cardinal Bergoglio quittera la conférence sous les acclamations, comme le leader incontesté de l’Église du sous-continent.
L’avait-il deviné ? Benoît XVI avait trouvé son successeur.
Publié par Aleteia.
Austen Ivereigh
François le réformateur – de Buenos Aires à Rome
Éditions de l’Emmanuel, 2017,
533 pages, 20 €
[1] François d’Assise, Lettre à tous les fidèles.
[2] Benoît XVI, in Guzman Carriquiry, « La Révolucion de la gracia », Tierras de América, 18 février 2014, cité par Ivereigh, op. cit., p. 379.
Merci. J’ai vraiment envie de lire François le Réformateur.
Merci pour ces longues lignes.