LA LEGISLATION actuelle sur l’IVG ne correspond plus à l’équilibre que Simone Veil souhaitait atteindre en 1975, argumente Chantal Delsol dans le Figaro du 3 juillet à l’occasion de la mort de l’ancien ministre de la Santé [1]. Le sujet abordé et la manière dont il a été traité par la philosophe soulèvent des questions trop importantes pour ne pas appeler leur approfondissement.
Chantal Delsol est à juste titre considérée comme une représentante éminente de la pensée catholique contemporaine. Je ne pense pas déformer ses propos en les résumant comme suit :
En 1974, une part majoritaire de l’opinion publique réclamait la dépénalisation de l’avortement. Giscard, alors président de la République et Simone Veil, ministre de la Santé publique, constataient que « la France n’étant plus en chrétienté », il « devenait illégitime de lui imposer de vivre selon une loi » qui avait été « inspirée par l’autorité ecclésiale ». Ils ont choisi de laisser aux consciences individuelles des femmes la responsabilité de décider si, oui ou non, elles devaient poursuivre leurs grossesses. La loi Veil est, pour cette raison, une « loi juste ». Les catholiques ont eu le tort de s’y opposer. Ils ont manifesté une « jactance » et une « cruauté » inadmissibles qui ont « engendré des désirs de vengeance ». Ils ont abouti à l’opposé de ce qu’ils visaient : leurs adversaires ont « fait de l’IVG le contraire exact de ce qu’elle était » dans les intentions de Simone Veil. De mesure exceptionnelle, elle est devenue un acte banal.
Argument de propagande
J’ai été témoin direct du processus qui a conduit à la dépénalisation de l’avortement. J’aurais beaucoup de réserves à apporter quant aux vœux supposés de l’opinion publique à cette époque et aujourd’hui encore. Je me limiterai ici à une observation. Ni Giscard ni Simone Veil n’ont pensé en termes de « rupture de civilisation ». Ils savaient parfaitement que « l’autorité ecclésiale » avait été abolie en France depuis près de deux siècles et ils ne s’en souciaient nullement. L’un et l’autre étaient acquis à ce qu’ils appelaient la Modernité, c’est-à-dire au libre choix des femmes en matière d’avortement.
S’ils ont placé devant cette liberté le modeste obstacle d’un délai de huit jours entre le dépôt d’une demande à l’hôpital et l’exécution de l’acte par les médecins, ce n’était pas pour que « les consciences individuelles puissent peser gravement le pour et le contre ». En citant cette phrase, Chantal Delsol ne fait que reprendre un argument de propagande.
L’apparence du compromis
En réalité, Giscard redoutait la colère de l’électorat catholique. Il a voulu l’apaiser en donnant à la loi Veil l’apparence d’un compromis prudent et équilibré entre les camps opposés : l’avortement serait limité à des situations d’extrême détresse auxquelles personne ne pouvait refuser sa compassion, surtout si elles étaient confirmées par huit jours de réflexion.
Dans les faits, l’interruption volontaire de grossesse est vite devenue le phénomène massif qui était prévisible et le législateur s’est peu à peu débarrassé des hypocrisies de la loi de 1974. Aujourd’hui il ne parle plus d’exceptions malheureuses mais de droit fondamental. Le « renversement d’intention » contre lequel Chantal Delsol proteste, n’a jamais existé. Jamais Simone Veil ni Giscard n’ont dénoncé les modifications qui auraient « fait de l’I.V.G. le contraire exact de ce qu’elle était » avec eux.
La séparation de la morale et de la politique
Cette divergence entre la philosophe et les deux responsables politiques étant exposée, il reste que tous trois se retrouvent pour affirmer leur attachement aux valeurs judéo-chrétiennes. Mais elles ne concernent que leurs personnes privées. Ils ont établi, l’une dans ses raisonnements, les deux autres par leurs actes, une séparation rigoureuse entre leurs comportements individuels et leur participation à la vie publique. Ils n’hésitent pas à trouver juste une loi qui bafoue leur morale personnelle. Ils ont renoncé à l’idée selon laquelle le christianisme a un prolongement politique et social. Ils sont d’accord pour que leur religion organise des œuvres de nature privée mais tiennent pour dépassée et blâmable l’aspiration de certains catholiques à donner un caractère légal à la morale chrétienne.
Ils ne sont pas seuls. Beaucoup de croyants pensent comme eux. C’était en 1974 le point de vue du philosophe Maurice Clavel. Il n’hésitait pas à traiter de « canaille » le cardinal archevêque de Paris au motif que le prélat s’opposait publiquement à la loi Veil.
Leur dualisme, qui fait un partage très inégal entre ce qui est dû à Dieu et ce qui est dû à César, est une application moderne de vieilles idées gnostiques, hérésie maintes fois anathémisée par l’Église. Mais ils ne semblent pas en être conscients.
Le bien commun affecté
S’il ne s’agissait que d’un problème doctrinal, il conviendrait de l’abandonner aux théologiens, profession à laquelle je n’appartiens pas. Mais le point de vue des intellectuels dont je parle, et leur forte influence sur la masse des croyants, ont d’importantes conséquences pratiques. Elle interdit que les catholiques examinent en quoi la loi Veil affecte le bien commun des Français.
Si, en effet, l’avortement n’est qu’une question de choix privé sur lequel l’État et la société n’ont rien à dire, il devient impensable d’envisager des mesures légales qui en restreindraient l’exercice, même si ce dernier a des répercussions sur notre devenir national. J’en donne deux exemples :
Notre peuple peut-il tenir pour négligeable la blessure qui lui est infligée chaque année depuis près d’un demi-siècle, par la suppression de deux cent mille vies humaines ? L’affaiblissement démographique qui en résulte a des effets considérables sur notre prospérité et notre rang dans le monde. L’immigration massive que nous devons accepter, le compense mal et contient des risques graves.
Ensuite, est-il vrai que la loi Veil ait égalisé la condition des femmes devant l’interruption volontaire de grossesse ? La réponse est évidemment oui sur le plan formel. Mais un examen, même sommaire, de la réalité sociale, montre qu’elle a accentué les inégalités entre les femmes riches et diplômées et celles qui appartiennent aux milieux défavorisés. Les premières y ont gagné en émancipation professionnelle et aisance financière ; les secondes se sont trouvées plus dépendantes des choix égoïstes des hommes. Ce n’est pas par hasard si la catégorie la plus pauvre, la plus broyée de la population française est constituée, dans son écrasante majorité, de femmes seules, chargées ou non d’enfants.
Giscard et Simone Veil ont délibérément écarté les questions que la liberté d’avortement pose à notre bien commun. Leurs successeurs se sont obstinés dans le même refus, quitte à nier des réalités de plus en plus dérangeantes. Il se trouve des intellectuels chrétiens, depuis Maurice Clavel jusqu’à aujourd’hui, pour leur apporter une caution morale. C’est dommage pour le catholicisme français et c’est une grande perte pour le débat public dans notre pays.
Michel Pinton est ancien secrétaire général de l’UDF.
[1] FigaroVox, 3 juillet 2017.