Ce que dit la cravate au député sans cravate

« À quoi peut donc servir une cravate ? » s’interroge Philippe Bénéton dans le “Dérèglement moral de l’Occident” (Cerf). Professeur de science politique, l’auteur scrute le sens de « ce morceau d’étoffe de forme bizarre » porté encore par certains enseignants à la Faculté. « Ce bout d’étoffe est plus qu’un bout d’étoffe, dit-il, il est chargé de sens. » Il y a un langage des formes, et ce langage s’applique partout. Remplacez “professeur” par “député”, ”université” par ”parlement”, “étudiants” par “citoyens” : cela fonctionne parfaitement. Le professeur cravaté dit par là qu’il se prend pour un professeur ; le parlementaire sans cravate dit par là qu’il ne se prend pas pour un parlementaire.

« BOUTONNER ou déboutonner son col, telle est la question. D’un point de vue strictement utilitaire, la question est futile. Dans la pratique, l’enseignement n’implique aucune tenue particulière, il consiste à parler. On peut tout aussi bien parler en sandales ou en chaussures, en kilt ou en pantalon, avec une lavallière ou le col ouvert. Qu’importe si l’utilité commande.

« À quoi donc peut servir une cravate ? Et puis, chacun s’habille comme il veut. Définir une norme, c’est borner l’autonomie de chacun, c’est attenter à la liberté indéterminée.

« Le point de vue utilitaire est aveugle au langage des formes, l’esprit de l’égalité moderne y est allergique. Pourtant, si le vêtement ne signifie rien, pourquoi ne pas venir en cours sale et déguenillé ? Le langage des formes dit le lien qui unit la tenue au sens propre et la tenue au sens figuré, il dit aussi en quoi la différence de tenue exprime des distinctions significatives.

« Porter dans certaines circonstances la cravate, c’est appliquer des critères qui hiérarchisent la vie, c’est mettre en œuvre des distinctions entre les activités, les moments, les manières d’être. Dans un univers qui n’a pas encore été laminé par l’égalité par défaut, on ne s’habille de la même manière pour une cérémonie ou un pique-nique, pour aller en cours ou à une rencontre de football.

« Le professeur à la cravate se refuse à tout mettre sur le même plan ; en choisissant de “s’habiller” pour enseigner, il dit que cette activité mérite quelque solennité, il soutient l’honneur du métier et l’institution. La tenue soignée est un signe de respect envers l’université et ses membres, elle signifie que cette vieille dame chargée d’histoire qu’est l’Alma Mater mérite de la considération et sa mission reste ou devrait rester une grande mission. La cravate fait partie de ses formes symboliques qui disent aux étudiants : “Ici, on fait sérieusement des choses sérieuses et des choses différentes par nature que vous pouvez faire ailleurs.”

« Quelles choses ? La charge du professeur avec cravate ne se borne pas la transmission des connaissances. Il doit enseigner des attitudes d’esprit. Or le respect des formes vestimentaires va de compagnie avec le respect des formes qui font partie des “habitus” requis par la vie intellectuelle : on ne parle pas de la même manière en jean ou en cravate, et le langage relâché n’est pas une vertu intellectuelle : on ne pratique pas le négligé dans la tenue sans risquer qu’il ne passe dans l’intelligence. Le professeur enseigne beaucoup plus qu’il n’enseigne. Ce qu’il dit importe, mais aussi ce qu’il est. […] »

 

Philippe Bénéton,
“Le Dérèglement moral de l’Occident”
Chap V, I. L’Alma Mater et la cravate.
Cerf, février 2017.

 

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