LE TEMPS DES ELECTIONS est une bonne opportunité pour s’interroger, en tant que chrétien, sur le sens donné à sa responsabilité politique personnelle. « Le premier service que rend la foi chrétienne à la politique, écrivait le cardinal Ratzinger, consiste à libérer l’homme de l’irrationalité des mythes politiques [1]. » En quoi mes réflexions, mes décisions et mes paroles contribuent à lever ces mythes, c’est-à-dire à les identifier et à s’y opposer ?
L’esprit de parti, qui accompagne le pouvoir, produit constamment des mythes sous formes de promesses illusoires, parfois sous l’apparence d’authentiques valeurs (le progrès, la liberté, l’égalité, le respect de la création…). Ces mythes fonctionnent aussi comme de vraies tentations personnelles a montré un autre cardinal, Jorge-Mario Bergoglio. Ils s’articulent autour de deux dérives morales : la fascination pour le pouvoir et la tentation du non-pouvoir [2]. Ces inclinations, qui sont les deux faces d’un même rapport faussé avec la raison politique, conduisent à des impasses.
Deux tentations
La fascination pour le pouvoir, c’est la croyance dans la politique comme lieu de la réalisation de la société parfaite, et l’art d’effacer tous les obstacles au bonheur individuel et social. Sa voie est celle de la puissance, de l’autorité, de la technique et du rapport de force. De cette fascination naît l’illusion d’essence totalitaire selon laquelle ce sont les structures qui font le bonheur de l’individu et de la collectivité. Pour faire le bien, il suffit de changer les lois ou les hommes qui font les lois. Si possible, sans se mouiller soi-même.
La tentation du non-pouvoir se manifeste par un refus inavoué du réel et les lois imparfaites de la politique humaine. Ce mépris des contraintes de la vie commune exprime un véritable nihilisme qui conduit soit au relativisme total soit au narcissisme idéologique du moralisme exalté : la politique n’est acceptable que par ce que je pense. A défaut, elle est subie comme l’expression manichéenne de l’empire du mal (d’où par exemple la rhétorique antisystème). Dans cette logique, le jugement politique se construit en dépit des réalités de l’existence ou contre elles.
Dérives chrétiennes
L’engagement politique chrétien traverse ces deux dérives. On les retrouve dans l’histoire avec la tentation zélote et la tentation dévote. La tentation zélote, c’est la confusion de la foi et de la politique, ou l’instrumentalisation de l’une par l’autre. Celle-ci soutient que la foi oblige à des choix politiques exclusifs : l’homme et la société ne peuvent être sauvés que par une politique juste. De son côté, la tentation dévote se traduit par un cloisonnement entre la vie religieuse et la vie politique, sans pour autant s’interdire une parole publique à destination de la société politique.
Dans les deux cas, l’engagement politique chrétien est brouillé. Il ne s’ordonne pas en termes de finalité (le bien commun), mais sous forme de « valeurs », comme autant de revendications morales nécessaires pour transformer la société. Ou bien la confusion politique et foi absolutise le message, et celui-ci s’enferme dans la radicalisation : on justifie l’idéal impossible comme une condition du Royaume de Dieu [3]. Ou bien le cloisonnement politique et foi libère des discours moralistes impossibles à traduire pratiquement selon les contraintes collectives du bien commun.
Accepter les limites du possible
Selon leurs sensibilités, les chrétiens axent ainsi leur engagement sur un catalogue de valeurs ou de mesures présentées comme des critères de jugement discriminants : le respect de la vie et de la famille, l’accueil de l’immigré, la lutte contre la pauvreté, l’écologie…, sans considérer le bien commun comme une réalité et la politique comme le champ du meilleur possible pour tous dans une société imparfaite.
Or c’est précisément ce service que les chrétiens doivent rendre à la société pour la délivrer de ces mythes politiques annonçant des lendemains qui chantent, dont les campagnes électorales sont si friandes : accepter les limites du possible, autrement dit toujours refuser le compromis sur les principes éthiques fondamentaux mais ne renoncer à aucun compromis pour rendre meilleur le bien commun [4], même au prix apparent du maintien du « système », car seul un renforcement du bien, même imparfait, peut diminuer le pouvoir du mal [5].
Le mythe multiculturel
Dans sa réflexion sur l’anthropologie politique chrétienne, le cardinal Bergoglio attire l’attention sur deux attractions idéologiques d’apparence morale qui trouvent singulièrement leur place dans l’actuelle campagne présidentielle : la tentation du « syncrétisme conciliant » et la tentation de la « pureté nihiliste », deux formes de mythes qui prolongent la fascination du politique d’abord ou du refus des contraintes de la véritable politique.
Le syncrétisme politique est la traduction libérale du relativisme politique, et de la démocratie du contrat : « Le syncrétisme fascine avec son semblant d’équilibre. Il se produit souvent en prétendant trouver le juste milieu, en contournant le conflit par l’équilibre des forces. […] Lui-même se considère comme une valeur et son soubassement s’enracine dans la conviction que chaque homme a sa vérité et son droit. Il aime proclamer les “valeurs communes” qui sont transversales par rapport aux identités et aux appartenances [6]. »
Comment ne pas voir dans cette description le modèle multiculturaliste d’Emmanuel Macron, par exemple, qui demain fondera une société nouvelle en brisant les clivages anciens ? Ni gauche, ni droite, bien au contraire, dans un monde babélien de toutes les cultures, sauf les cultures nationales… Mais le cardinal prévient : « En définitive, le syncrétisme conciliant est la forme la plus larvée du totalitarisme moderne : le totalitarisme de celui qui réconcilie, en ignorant les valeurs qui transcendent. »
Le courage de l’imperfection
L’autre tentation, c’est « la prétendue recherche de pureté qui prend parfois la forme du fondamentalisme religieux, politique ou historique, [qui] survient aussi aux dépens des valeurs historiques des peuples et isole la conscience d’une manière qu’elle conduit les hommes à un véritable nihilisme », le nihilisme étant pour Bergoglio la tentation du non-pouvoir par le refus du réel. C’est ainsi que la fascination de la perfection finit par préférer sortir du réel en aggravant la situation, et que la morale devient amorale.
Entre la voie du syncrétisme sans frontière qui rêve d’un monde fondé sur la perte de soi, et celle de la pureté irréelle qui pense l’avenir dans l’enfermement sur soi, il reste la voie du « courage de l’imperfection », selon le mot de Joseph Ratzinger [7] : la voie de la raison politique, qui accepte la réalité comme un héritage et une obligation.
Publié par l’Observatoire socio-politique du diocèse de Fréjus-Toulon.
[1] Église, œcuménisme et Politique, Fayard, 1987.
[2] Espérance, Institutions et Politique II, Parole et silence, 2014.
[3] J. Ratzinger, La Mort et l’Au-delà, p. 67, Fayard 1994.
[4] « Ce n’est pas l’absence de compromis, c’est le compromis lui-même qui constitue la véritable morale en matière politique. » Église, Œcuménisme et politique, op. cit., p. 200.
[5] Id.
[6] Espérance, Institutions… p. 105.
[7] « Démocratie pluraliste et orientation chrétienne », in Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1887, p. 273.
Illustration : Portrait du cardinal Mazarin (Anonyme, château de Versailles).