L’époque est à la confusion entre le religieux et le politique, et pas seulement en terre d’islam. Dans l’Occident laïque, le paradoxe n’est qu’apparent : dans une société sans Dieu, le pouvoir est souverainement sans limite, et la politique absorbe le religieux. La réalité religieuse n’a de sens que si elle a une portée politique. Sinon, elle est vide, ailleurs, ou « privée ».
C’est ainsi que le geste du pape à l’île grecque de Lesbos, recueillant douze réfugiés musulmans, n’est compris que dans sa dimension politique, y compris de la part de catholiques. Ou bien pour saluer ce geste, ou bien pour le critiquer. Dans la mesure où cette initiative, très médiatisée, est voulue comme une action symbolique, il serait abusif de lui refuser cette dimension politique, mais cette dimension publique de la charité ne soumet pas celle-ci aux lois de la politique elle-même.
La charité répond aux exigences universelles de la charité, rien d’autre. Non seulement la charité peut s’affranchir des contraintes de la politique, mais c’est aussi son devoir : « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite » (Mt 6,3). Si la liberté d’action du chef de l’Église se manifeste ouvertement, c’est pour signifier qu’un ordre politique juste et libre doit reconnaître sa place dans la société à l’ordre supérieur de la charité, lequel ne peut être cantonné au silence et à l’obscurité de la « sphère privée ».
Un message métapolitique
Le pape samaritain ne demande pas aux gouvernements de faire comme lui, précisément parce qu’il n’agit pas dans le domaine qui est le leur. Cela n’exclut pas des arrière-pensées de sa part — l’homme est rusé, il l’avoue lui-même ! — mais son message est moins politique, au sens pratique du terme, que métapolitique. En se penchant singulièrement sur les victimes, il rappelle aux États que l’honneur de l’humanité est de faire la paix, sans céder aux véritables fauteurs de guerre.
De même, il est reproché au pape la naïveté de croire que son geste va évangéliser le monde musulman. Le « monde musulman » comprendra ce geste comme il voudra, cela ne dispense pas le pape d’être dans son rôle, au risque d’être incompris. Faudrait-il renoncer à la charité pour ne pas apparaître faible ? La charité des moines de Tibhirine n’était pas un calcul. Elle était, point. Comme un signe d’éternité. En revanche, ce serait une faute — politique — de la part des États de croire qu’ils pourront changer le monde musulman avec l’arrogance des faibles, l’ambulance d’un côté et le chasseur-bombardier de l’autre. Ce n’est pas parce que l’Occident se prend pour l’apôtre des droits de l’homme qu’il faut à tout prix faire du pape un agent de la pensée molle des sociétés libérales, a fortiori à son corps défendant.
La charité n’annule pas la justice
Il reste deux vraies questions. Si le geste du pape est un acte de charité, cette charité envers les fils de Mahomet n’est-elle pas contre-nature ? Vidons d’abord l’argument selon lequel les chrétiens d’Orient accuseraient le pape d’accueillir en priorité des musulmans. Cette dénonciation est injuste — quand bien même on trouvera des « témoins » pour la soutenir : s’il y a une puissance qui, avec ses moyens, fait tout pour les chrétiens d’Orient, c’est bien le Saint-Siège, et ce sont les autorités des Églises orientales qui le disent.
Ensuite, il faut se garder de juger un acte de charité avec les critères de la justice. Si la charité dépasse la justice, les exigences de la justice demeurent valables pour les États eux-mêmes. À chacun ses responsabilités : elles ne sont pas contradictoires, elles ne doivent pas être confondues.
Enfin, que penser de la portée symbolique, donc pédagogique de l’opération ? N’y-t-il pas faute de communication ? La question est légitime, à en juger par l’incompréhension que le geste de Lesbos a provoquée. Par définition, ce type d’initiative relève de ce qui est discutable, et il est bon qu’il y ait discussion. Mais qu’au moins les catholiques en débattent sans tomber dans le piège des catégories étrangères au mystère de la charité.
Publié par Aleteia.