Amoris laetitia et l’unité des sacrements, par le cardinal Müller

Voici le commentaire le plus autorisé de l’exhortation apostolique Amoris lætitia. Il a été prononcé sous forme de discours par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi au séminaire d’Oviedo, le 4 mai. Le vaticaniste Sandro Magister en propose les principaux extraits.

DOCUMENT | Pour le cardinal Müller, Amoris lætitia confirme la discipline précédente. Si le pape « avait voulu annuler une discipline tellement enracinée et tellement importante, il se serait exprimé de manière claire et en fournissant les motifs correspondants », ce qui n’a pas été fait. Quant à la fameuse note 351, Müller montre qu’elle ne concerne pas le cas spécifique des divorcés-remariés.

L’unité des sacrements

Sur cette difficulté, l’argument doctrinal et théologique central du cardinal porte sur la cohérence et l’unité entre les sacrements. On ne peut pas vouloir vivre sa foi et grandir en elle dans l’Eglise en les opposant :

« Le principe de fond est que personne ne peut vraiment désirer un sacrement, celui de l’Eucharistie, sans désirer également vivre en accord avec les autres sacrements, parmi lesquels celui du mariage. […] Changer la discipline sur ce point concret, en admettant une contradiction entre l’Eucharistie et le mariage, signifierait nécessairement changer la profession de foi de l’Église, qui enseigne et qui réalise l’harmonie entre tous les sacrements, telle qu’elle l’a reçue de Jésus-Christ. Le sang des martyrs a été versé sur cette foi en un mariage indissoluble, conçu non pas en tant qu’idéal lointain mais en tant que pratique concrète. »

 

Une culture d’espérance pour la famille, à partir d’Amoris lætitia

par Gerhard L. Müller

Introduction
[…]

  1. Église et famille : l’arche de Noé

[…]

  1. L’architecture de l’arche :  l’amour du Christ vécu dans la famille

[…] Le pape insiste sur le fait que la pastorale du mariage doit être “une pastorale du lien” (AL 211). Face à une pastorale émotive, qui chercherait seulement à encourager les sentiments ou qui se satisferait d’expériences intimistes de la rencontre avec Dieu, une pastorale du lien est une pastorale qui prépare au “oui pour toujours”. À partir de là, le sens de la préparation au mariage s’éclaire : il s’agit d’accompagner les jeunes, au long des étapes des fiançailles, afin qu’ils apprennent à dire “oui, je le veux” et qu’ils accueillent le projet que Dieu a pour eux. Si l’on cultive le lien, l’amour sort de lui-même, il dépasse le sentiment fluctuant, il devient fort pour soutenir la société et pour accueillir les enfants. Il s’agit de nouveau, comme on le voit, de donner à la famille une maison, dont le lien matrimonial est la clé de voûte. Le lien permet de dépasser l’individualisme de chacun des époux, ou celui du couple, et de créer une culture de la famille, un environnement dans lequel l’amour puisse s’épanouir, une arche de Noé pour naviguer ensemble sur le déluge de la post-modernité liquide. Voici ce que l’Église garantit aux époux : dans tous les cas, dans quelque situation qu’ils se trouvent, elle veillera sur ce lien, elle le rendra stable et elle le protègera, afin qu’il reste vivant, pour qu’ils puissent y revenir, parce que c’est en lui que réside leur vocation la plus profonde.

C’est à partir de là qu’il faut comprendre l’insistance du pape François sur ce qu’il appelle “l’idéal chrétien”. Certaines personnes ont interprété cet idéal comme s’il s’agissait d’un objectif lointain, abstrait, réservé à un petit nombre de gens, mais ce n’est pas ce que pense François. La pensée du pape n’est pas platonique ! D’après lui, tout au contraire, le christianisme touche la chair de l’être humain (cf.  « Evangelii Gaudium » 88, 233). On s’en rend très bien compte lorsque François nous avertit que nous ne devons pas présenter “un idéal théologique du mariage trop abstrait, construit presque artificiellement, loin de la situation concrète et des possibilités effectives des familles réelles” (AL 36). Ici le pape lui-même refuse que l’idéal soit quelque chose d’abstrait et d’artificiel.

Alors de quoi nous parle le pape lorsqu’il se réfère à l’idéal du mariage ? Dans l’Église, l’idéal est toujours un idéal incarné, parce que le Verbe, le Logos, s’est fait chair et qu’il accompagne notre vie à travers les sacrements. Cette présence vivante et transformatrice du plein amour de Jésus, on la rencontre précisément dans les sacrements, qui contiennent en eux-mêmes l’architecture de l’arche de Noé.  « Amoris Laetitia », de fait, parle à plusieurs reprises de la relation entre l’initiation chrétienne et la vie conjugale (AL 84, 192, 206-207, 279), ainsi que du lien entre l’Eucharistie et le mariage (AL 318).  Nous pourrions en conclure : chaque famille, mais aussi l’Église tout entière, sont fondées sur cette culture de l’amour de Jésus, qui se conserve dans l’économie sacramentelle. Les sacrements existent en permanence comme des signes vivants du Christ, pour générer sa vie parmi les hommes. Ils constituent l’architecture de l’arche, cette arche dont les dimensions furent dictées par Dieu.

Notre temps, plein de désirs liquides, a besoin, comme je l’ai dit précédemment, d’une demeure de l’amour, d’une culture de l’amour. L’Église promeut cette culture de l’amour précisément dans ses sacrements, qui la constituent. Elle pourra offrir l’espérance aux hommes, à tous les êtres humains, même à ceux qui sont éloignés, si elle reste fidèle à cette demeure qu’elle a reçue de Dieu et tant qu’elle promeut cette culture commune de l’amour du Christ, confessée dans les signes sacramentels, qui sont l’architecture du bateau qui nous fait arriver à bon port.

L’image de l’arche de Noé, de l’Église qui navigue et qui porte l’espérance au milieu du monde, est associée au nombre 8 qui symbolisait, depuis les temps primitifs, le huitième jour, le jour de la résurrection du Christ, le commencement du monde à venir. De cette manière, on insistait sur le fait que non seulement l’Église marche vers une lointaine plénitude, mais que cette plénitude de l’amour a déjà été inaugurée en elle. Oui, il est possible de vivre l’amour dont nous parle saint Paul dans son hymne et pour cela nous n’avons pas à attendre la fin des temps. Nous pouvons vivre cet amour maintenant parce que l’Église, dans ses sacrements, garde vivante et efficace, comme don originel du Christ, la demeure qui accueille, soutient et donne de la vigueur à nos pauvres forces.

  1. Accueillir dans l’arche ceux qui sont les plus éloignés : accompagner, discerner, intégrer

Partant de cette grande perspective de la culture de l’amour, nous pouvons examiner une question à laquelle le pape s’est intéressé dans  « Amoris Laetitia » : comment donner de l’espérance à ceux qui vivent éloignés et, en particulier, aux personnes qui ont vécu le drame et la blessure d’une seconde union civile après un divorce ? Ce sont ceux qui, si l’on peut dire, ont fait naufrage dans le déluge de la post-modernité liquide et qui ont oublié cette promesse du mariage par laquelle ils ont scellé en Jésus-Christ un amour pour toujours. Peuvent-ils remonter à bord de l’arche de Noé, construite sur l’amour du Christ, et échapper au déluge ? En trois mots, le pape nous a indiqué la voie à suivre pour accomplir cette mission de l’Église : accompagner, discerner, intégrer (AL 291-292). En partant de ces trois mots, on peut lire le chapitre 8 d’ »Amoris Laetitia ».

3.1. Accompagner : l’arche qui flotte et navigue

Il s’agit, tout d’abord, d’accompagner. Ces baptisés ne sont pas exclus de l’Église. Au contraire, l’Église, nouvelle arche de Noé, les accueille, même si leur vie ne correspond pas à l’enseignement de Jésus. Saint Augustin décrit cette capacité d’accueil en établissant une distinction, toujours autour du thème de l’arche de Noé en tant qu’image de l’Église. En premier lieu, l’accès à l’arche ne fut pas réservé uniquement aux animaux définis comme purs par la Loi. Cela signifie, d’après Augustin, que l’Église accueille en son sein des justes et des pécheurs, tous sous un même toit ; qu’elle est composée d’hommes qui tombent et se relèvent, qui doivent prononcer, au début de chaque messe, les mots : “Je confesse”. Ainsi, l’Église catholique se distingue de la manière de voir des donatistes, qui étaient favorables à une “Église des purs”, dans laquelle il n’y avait pas de place pour les pécheurs. Ce n’est qu’à la fin des temps que Dieu séparera le bon grain de l’ivraie, y compris l’ivraie qui germe en chaque croyant.

Eh bien, dit saint Augustin, tous ces animaux, purs et impurs, passèrent par une même porte et habitèrent dans une même demeure, avec les mêmes parois et le même toit. Ici l’évêque d’Hippone fait référence aux sacrements, le baptême étant la porte, et au changement de vie qu’ils demandent à ceux qui veulent les recevoir, par la renonciation au péché. Dans cette harmonie entre les sacrements et la vie visible des chrétiens, dit saint Augustin, l’Église présente au monde non seulement le témoignage de la manière de vivre de Jésus, mais aussi celui de la manière de vivre demandée à ceux qui sont les membres du corps de Jésus. La cohérence entre les sacrements et la manière de vivre des chrétiens garantit, par conséquent, que la culture sacramentelle dans laquelle vit l’Église et qu’elle propose au monde reste habitable. Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut recevoir les pécheurs, en les accueillant avec délicatesse et en les invitant à une démarche concrète pour qu’ils parviennent à surmonter le péché. Ce que l’Église ne doit jamais abandonner, c’est l’architecture des sacrements, sans quoi elle perdrait le don originel qui la soutient et elle ne percevrait plus l’amour de Jésus ni la manière dont cet amour transforme la vie des chrétiens. C’est précisément en acceptant cette structure sacramentelle que l’Église évite les deux voies qui pourraient la conduire à devenir une “Église des purs” : par exclusion des pécheurs et par exclusion du péché.

Par conséquent le premier élément clé pour cette démarche d’accompagnement est l’harmonie qui existe entre la célébration des sacrements et la vie chrétienne. C’est là ce qui explique la discipline eucharistique que l’Église a maintenue depuis ses origines. Grâce à elle, l’Église peut être une communauté qui accompagne, qui accueille le pécheur sans pour autant bénir le péché ; de la sorte, elle offre la base qui rend possible une démarche de discernement et d’intégration. Saint Jean-Paul II a confirmé cette discipline dans « Familiaris Consortio » 84 et dans « Reconciliatio et Poenitentia » 34 ; la congrégation pour la doctrine de la foi l’a réaffirmée dons son document de 1994 ; Benoît XVI l’a approfondie dans « Sacramentum Caritatis » 29. Il s’agit d’un enseignement magistériel consolidé, qui prend appui sur la Sainte Écriture et qui est fondé sur une raison doctrinale :  l’harmonie salvifique des sacrements, cœur de la “culture du lien” que vit l’Église.

Il y a des gens qui ont affirmé qu’ »Amoris Laetitia » a éliminé cette discipline et qu’elle permet, tout au moins dans certains cas, aux divorcés remariés de recevoir l’Eucharistie sans qu’il soit nécessaire qu’ils transforment leur mode de vie suivant les indications données dans FC 84 (c’est-à-dire en abandonnant leur nouvelle union ou en la vivant comme frère et sœur). À cela il faut répondre que, si « Amoris Laetitia » avait voulu annuler une discipline tellement enracinée et tellement importante, elle se serait exprimée de manière claire et en fournissant les motifs correspondants. Or il n’y a aucune affirmation en ce sens ; et le pape ne met en doute à aucun moment les arguments présentés par ses prédécesseurs, qui ne sont pas fondés sur la culpabilité subjective de ces divorcés remariés qui sont nos frères, mais sur leur mode de vie visible, objectif, qui est contraire à l’enseignement du Christ.

Mais est-ce que ce changement ne se trouve pas – objectent certains – dans une note en bas de page, dans laquelle il est indiqué que, dans certains cas, l’Église pourrait offrir l’aide des sacrements aux personnes qui vivent en situation objective de péché (n. 351) ? Sans entrer dans une analyse détaillée, il suffit de dire que cette note fait référence à des situations objectives de péché en général, sans citer le cas spécifique des divorcés qui ont contracté une nouvelle union civile. La situation de ces derniers, en effet, présente des caractéristiques particulières, qui la différencient d’autres situations. Ces divorcés vivent en opposition avec le sacrement du mariage et, par conséquent, avec l’économie sacramentelle, dont le centre est l’Eucharistie. C’est en effet la raison donnée par le magistère précédent pour justifier la discipline eucharistique de FC 84 ; un argument qui ne se trouve ni dans la note ni dans son contexte. Par conséquent ce qu’affirme la note 351 ne touche pas à la discipline antérieure : la norme indiquée par FC 84 et par SC 29 reste valable, ainsi que son application dans tous les cas.

Le principe de fond est que personne ne peut véritablement  désirer un sacrement, celui de l’Eucharistie, sans désirer vivre également en accord avec les sacrements, parmi lesquels celui du mariage. Les gens qui vivent en opposition au lien matrimonial s’opposent au signe visible du sacrement du mariage ; en ce qui touche à leur existence corporelle, même si ensuite ils ne sont pas subjectivement coupables, ils deviennent des “anti-signes” de l’indissolubilité. C’est précisément parce que leur vie corporelle est contraire au signe qu’ils ne peuvent pas faire partie, en recevant la communion, du signe eucharistique suprême, dans lequel se révèle l’amour incarné de Jésus. L’Église, si elle l’admettait, tomberait dans ce que saint Thomas d’Aquin appelait “une fausseté dans les signes sacramentels”. Et nous ne sommes pas devant une conclusion doctrinale excessive, mais bien devant la base même de la constitution sacramentelle de l’Église, que nous avons comparée à l’architecture de l’arche de Noé. C’est une architecture que l’Église ne peut pas modifier, parce qu’elle vient de Jésus lui-même ; parce qu’elle, l’Église, en est issue, et que c’est sur cela qu’elle s’appuie pour naviguer sur les eaux du déluge. Changer la discipline sur ce point concret, en admettant une contradiction entre l’Eucharistie et le mariage, signifierait nécessairement modifier la profession de foi de l’Église, qui enseigne et réalise l’harmonie entre tous les sacrements, telle qu’elle l’a reçue de Jésus. Le sang des martyrs a été versé sur cette foi en un mariage indissoluble, non pas en tant qu’idéal lointain mais en tant que pratique concrète.

Mais on pourrait insister : est-ce que François ne manque pas de miséricorde s’il ne franchit pas ce pas ? Est-ce que demander à ces personnes de marcher vers une vie conforme à la Parole de Jésus n’est pas trop demander ? C’est plutôt le contraire qui se produit. On pourrait dire, en utilisant l’image de l’arche, que François, sensible à la situation de déluge que vit le monde actuel, a ouvert toutes les fenêtres possibles sur le bateau et qu’il nous a tous invités à lancer des cordes depuis ces fenêtres pour faire entrer les naufragés dans le bateau. Cependant permettre, même si c’est uniquement dans certains cas, que la communion soit donnée à des gens qui mènent ouvertement une existence contraire au sacrement de mariage, ne revient pas à ouvrir une fenêtre de plus, mais à ouvrir une brèche au fond du bateau, y laissant entrer l’eau de mer et mettant en danger la navigation de tous et le service que l’Église apporte à la société. Plutôt qu’une voie d’intégration, ce serait une voie de désintégration de l’arche ecclésiale : une voie d’eau. Par conséquent, en respectant cette discipline, non seulement on ne met pas une limite à la capacité qu’a l’Église de racheter les familles, mais on assure aussi la stabilité du bateau et sa capacité à nous conduire à bon port. L’architecture de l’arche est nécessaire justement pour que l’Église ne permette pas que quiconque soit bloqué dans une situation contraire à la parole de vie éternelle de Jésus, c’est-à-dire pour que l’Église ne condamne “éternellement personne” (cf. AL 296-297).

En préservant l’architecture de l’arche on préserve, pour ainsi dire, notre maison commune qui est l’Église, établie sur l’amour de Jésus ; on conserve la culture ou l’environnement de la famille, décisive pour toute sa pastorale de la famille et pour le service qu’elle apporte à la société. Nous revenons ainsi à ce que nous avons défini comme le point central de l’espérance de l’Église pour la famille : la nécessité de créer une culture de la famille, d’offrir une demeure au désir et à l’amour. Il s’agit d’animer une “culture du lien”, en parallèle à la “pastorale du lien” dont parle le pape, culture qui n’est générée aujourd’hui, dans la société post-moderne, que par l’Église catholique. Nous voyons ici que cette discipline de l’Église a une énorme valeur pastorale.

Nous avons beaucoup discuté, ces dernières années, de la possibilité de donner la communion aux divorcés qui vivent une nouvelle union, civile. Au début d’ »Amoris Laetitia », le pape a rappelé certaines prises de position excessives qui ont été présentées. Les arguments étaient nombreux et très variés, avec le danger de se perdre dans l’enchevêtrement de la jungle casuistique. Essayons, un moment, de prendre un peu de distance et de mettre la question en perspective, en oubliant les détails. Si l’Église admettait à la communion les divorcés qui vivent une nouvelle union sans leur demander de changer de vie, en les laissant s’installer dans leur situation, ne devrait-on pas dire simplement qu’elle a accepté le divorce dans certains cas ? Elle ne l’a certes pas accepté sur le papier, elle continuera à affirmer que [l’indissolubilité] c’est un idéal, mais est-ce que notre société ne l’admet pas, elle aussi, comme un idéal ? En quoi, dès lors, l’Église serait-elle différente ?   Pourrait-elle continuer à dire qu’elle est fidèle aux paroles de Jésus, des paroles claires, qui parurent dures lorsqu’il les prononça ? Est-ce que ces paroles n’allaient pas à l’encontre de la culture et de la pratique de son temps, permissives avec un divorce au cas par cas afin de s’adapter à la fragilité humaine ? En pratique, l’indissolubilité du mariage resterait comme un beau principe, parce que, en tout cas, elle ne serait pas proclamée dans l’Eucharistie, le vrai lieu où sont proclamées les vérités chrétiennes qui sont relatives à la vie et qui donnent forme au témoignage public de l’Église.

Nous devons nous demander : est-ce que n’avons pas trop envisagé ce problème du point de vue des cas individuels ? Nous pouvons tous comprendre le désir qu’ont nos frères de communier et les difficultés qu’ils ont à abandonner leur union, ou à la vivre de manière différente. Du point de vue de chacune de ces histoires, nous pourrions penser :  qu’est ce que cela nous coûte, au fond, de les laisser communier ? Nous avons oublié, me semble-t-il, de regarder les choses dans une plus vaste perspective, celle de l’Église en tant que communion, celle de son bien commun. Parce que, d’une part, le mariage a un caractère intrinsèquement social. Changer le mariage pour quelques cas signifie le changer pour tous. S’il y a des cas où il n’est pas important de vivre en opposition au lien sacramentel, est-ce qu’il ne faudrait pas dire aux jeunes qui veulent se marier que ces exceptions existent pour eux aussi ? Est-ce que cette idée n’atteindra pas ces couples qui luttent pour rester unis tout en ressentant le poids de leur démarche et la tentation d’abandonner ? D’autre part, l’Eucharistie a également une structure sociale (cf. AL 185-186), elle ne dépend pas seulement des conditions subjectives dans lesquelles je me trouve, mais également de ma relation avec les autres au sein de l’Église, parce que l’Église naît de l’Eucharistie. Comprendre le mariage et l’Eucharistie comme des actes individuels, sans prendre en considération le bien commun de l’Église, finit par dissoudre la culture de la famille, comme si Noé, voyant un grand nombre de naufragés autour de l’arche, démontait le fond et les parois du bateau pour donner à chacun une table. L’Église perdrait son essence de communion, fondée sur l’ontologie des sacrements, et se transformerait en un groupe d’individus flottant sans but à la merci des vagues.

En réalité, les divorcés remariés civilement qui s’abstiennent de recevoir l’Eucharistie et qui cheminent pour pouvoir régénérer leur désir conformément à celle-ci, protègent la demeure de l’Église, notre maison commune. Et pour eux aussi il est bon de garder intactes les parois de l’arche, de la demeure où est contenu le signe de l’amour de Jésus. Ainsi l’Église peut leur rappeler : “Ne t’arrête pas, il y a aussi une possibilité pour toi, tu n’es pas exclu du retour à l’alliance sacramentelle que tu as contractée, même si cela va prendre du temps ; tu peux vivre en lui restant fidèle, avec la force de Dieu”. Et si quelqu’un dit que c’est impossible, on lui rappellera ce que dit « Amoris Laetitia » : “C’est certainement possible, parce que c’est ce que demande l’Évangile” (AL 102). Donc que personne ne se sente exclu du chemin vers la grande vie de Jésus. Le désir de recevoir la communion peut conduire, avec l’aide du pasteur (et ici s’ouvre la voie du discernement), à une régénération du désir, afin que nous retrouvions en nous le désir de vivre conformément à l’enseignement du Seigneur.

En somme, le pape nous met en garde, dans l’exhortation, contre deux déviations. Il y a les gens qui veulent condamner et se contentent d’un immobilisme qui n’ouvre pas de nouvelles voies permettant aux personnes concernées de régénérer leur cœur. Il y a, d’autre part, ceux qui voient la solution dans la recherche d’exceptions dans différents cas, en renonçant à régénérer le cœur des personnes. Ne serait-il pas nécessaire de s’élever au-dessus de tout cela et d’adopter un autre point de vue ? Ce point de vue, c’est celui de la communion ecclésiale, celui du bien commun de l’Église, celui qui consiste à maintenir vivante en son centre, comme culture de la famille, la vie même du Christ qui nous anime dans les sacrements. Si nous démolissons cette structure de l’arche de Noé, comment pouvons-nous être sûrs qu’elle se maintiendra à flot et que l’espérance chrétienne pour toutes les familles ne coulera pas à pic ?

3.2. Discerner et intégrer

Dans le cadre de cette culture de la famille, qui s’appuie sur l’architecture de l’arche, nous pouvons alors nous demander : quelles sont les nouvelles voies qu’ »Amoris Laetitia » nous invite à ouvrir ? Le pape y réfléchit en nous exhortant à discerner et à intégrer.

Interrogeons-nous d’abord à propos du discernement. L’interprétation de certaines personnes est que le pape, en disant qu’il faut tenir davantage compte des circonstances atténuantes, demanderait que le discernement soit fondé sur celles-ci, comme si cela consistait à examiner si l’individu est coupable subjectivement ou non. Mais, en fin de compte, ce discernement serait impossible puisque seul Dieu scrute les cœurs. De plus, l’économie sacramentelle est une économie de signes visibles et non pas de dispositions intérieures ou de culpabilité subjective. Une privatisation de l’économie sacramentelle ne serait certainement pas catholique. Il ne s’agit pas de discerner une simple disposition intérieure mais bien, comme le dit saint Paul, de “discerner le corps” (cf. AL 185-186), les relations concrètes et visibles que nous vivons.

Et cela signifie que l’Église ne nous laisse pas seuls face à ce discernement. Le texte d’ »Amoris Laetitia »  nous indique quels sont les critères-clés pour en venir à bout. Le premier critère consiste à définir le but que l’on cherche à discerner. Il s’agit de le but que l’Église annonce pour tous, quels que soient leur cas ou leur situation, et qui ne doit pas être dissimulé par le respect humain ni par la crainte de se trouver en opposition avec la mentalité du monde, comme le rappelle le pape (AL 307). Il consiste à revenir à la fidélité au lien matrimonial, ce qui permet de rentrer dans cette demeure ou cette arche que la miséricorde de Dieu a offertes à l’amour et au désir de l’homme. Tout le processus tend, pas à pas, avec patience et miséricorde, à reconnaître et à guérir la blessure dont souffrent ces frères, qui n’est pas l’échec de leur premier mariage, mais bien la nouvelle union qu’ils ont contractée.

Le discernement est donc nécessaire non pas pour choisir le but, mais pour choisir la démarche à suivre. Ayant bien défini où nous voulons conduire la personne (la vie pleine que Jésus nous a promise), on peut définir les voies qui permettront à chacun, en fonction de son cas particulier, d’y parvenir. Et ici entre en jeu, comme second critère, la logique des petits pas qui permettent de progresser, dont le pape parle lui aussi (AL 305). La clé est que ces divorcés sachent renoncer à s’établir durablement dans leur situation, qu’ils ne s’accommodent pas de la nouvelle union dans laquelle ils vivent, qu’ils soient prêts à l’éclairer de la lumière qui émane de l’enseignement de Jésus. Tout ce qui les pousse à abandonner leur mode de vie est un petit pas de progrès qu’il faut encourager et animer.

En vérité, ceux qui désirent se nourrir de Jésus dans l’Eucharistie auront également le désir, pour reprendre l’image biblique, de se nourrir de ses paroles et de les assimiler dans leur vie. Ou mieux, comme le dit saint Augustin, ils auront le désir d’être absorbés par elles. Parce que ce n’est pas Jésus qui s’adapte à notre désir, mais c’est notre désir qui est appelé à se conformer à Jésus, pour trouver en lui sa pleine réalisation.

À partir de là nous pouvons passer au troisième mot, “intégrer”, et examiner les nouvelles voies qu’ »Amoris Laetitia » ouvre aux divorcés remariés. Le pape demande que, à la suite du synode, nous développions un parcours qui devra être réalisé dans chaque diocèse sous la conduite de l’évêque et selon l’enseignement de l’Église (AL 300). Cela devrait être fait, si possible, avec une équipe de pasteurs qualifiés et experts.

Il est essentiel que, dans ce parcours, la parole de Dieu soit annoncée, en particulier ce qui concerne le mariage (AL 297). Ainsi ces baptisés prendront peu à peu conscience de ce qu’est cette seconde union qu’ils ont contractée et dans laquelle ils vivent. Cela ouvrirait aussi la possibilité de réexaminer une éventuelle nullité du mariage sacramentel, en fonction des nouvelles normes élaborées par le pape.

Nous trouvons aussi dans ce parcours une autre nouveauté, créée par le pape dans « Amoris Laetitia ». Sans changer la réglementation canonique générale, le pape admet qu’il puisse exister des exceptions en ce qui concerne l’exercice de certaines fonctions publiques ecclésiales par ces divorcés. Le critère est, comme je l’ai indiqué précédemment, la démarche de progrès concrète de la personne vers la guérison.

Tout au long de ce parcours il est bon de rappeler que les sacrements ne sont pas seulement une célébration occasionnelle, mais un cheminement : celui qui commence à se diriger vers la pénitence se trouve déjà dans un processus sacramentel, il n’est pas exclu de la structure sacramentelle de l’Église, il reçoit déjà, d’une certaine manière, l’aide des sacrements. Je le répète, l’important est d’être disposé à se laisser transformer par Jésus, même si l’on sait que le chemin sera long, et à se laisser accompagner sur ce chemin. Le pasteur est animé par le désir de faire entrer la personne dans la culture du lien, en offrant une demeure à son désir, pour que cette personne puisse se régénérer à partir de l’enseignement du Seigneur.

Le pape nous invite à entreprendre une démarche  : c’est la clé. La communion eucharistique sera l’horizon final et elle arrivera au moment choisi par Dieu, puisque c’est lui qui agit dans la vie des baptisés, en les aidant à régénérer leurs désirs de manière conforme à l’Évangile. Commençons pas à pas, en les aidant à participer à la vie de l’Église, jusqu’à ce qu’ils atteignent “la plénitude du plan de Dieu pour eux” (AL 297).

Je conclus. Dans les eaux de la post-modernité liquide, l’Église peut offrir une espérance à toutes les familles et à toute la société, comme l’arche de Noé. Elle reconnaît  la faiblesse et le besoin de conversion de ses membres. C’est justement pour cette raison qu’elle est appelée à maintenir en elle, en même temps, la présence concrète de l’amour de Jésus, vivant et efficace, dans les sacrements qui donnent à l’arche sa structure et son dynamisme en la rendant capable de sillonner les eaux. La clé, c’est le développement – et le défi n’est pas mince – d’une “culture ecclésiale de la famille” qui soit une “culture du lien sacramentel”.

D’après saint Jean Chrysostome, l’arche de Noé se différencie de l’Église sur un point important. L’arche de jadis accueillit à son bord les animaux dépourvus de raison, « alogos », et elle les laissa toujours dépourvus de raison. L’Église, de son côté, accueille aussi l’homme qui, à cause du péché, a perdu le Logos (raison) et qui est, de ce fait “irrationnel” et marche sans la lumière de l’amour. Cependant, précisément parce que l’Église a l’environnement vital du corps du Christ, parce qu’elle préserve l’harmonie des sacrements, elle est capable, à la différence l’arche de Noé, de régénérer l’homme, de conformer le cœur humain à la Parole (Logos) de Jésus. Les hommes entrent en elle “irrationnels” et en sortent “rationnels”, c’est-à-dire disposés à vivre selon la lumière du Christ, selon son amour qui “espère tout” et “qui dure pour toujours”.

 

© Traduction française par Antoine de Guitaut.
Source : Sandro Magister

 

Texte intégral : ¿Qué podemos esperar de la familia?
En anglais : What can we expect from the family?

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