Les principes non-négociables

L’Eglise soutient que des « principes non-négociables » constituent le socle fondateur de toute société libre. Ces normes universelles ne sont pas des slogans programmatiques, mais des guides pour l’action.

EN MATIERE POLITIQUE, quand il s’agit de choisir et de s’engager, l’Église n’impose pas de solutions, a fortiori de solutions uniques, en raison de l’autonomie de l’ordre temporel. En effet, celui-ci est régi par des impératifs sur lesquels l’Évangile n’apporte pas de solution toute faite. Le champ de l’Église est l’absolu ; le champ du politique est relatif.

Agir en chrétien dans la société politique

Dans l’ordre temporel, contingent, les chrétiens sont amenés à s’unir sur les principes fondamentaux, en explorant les voies pratiques où s’expriment leurs cultures propres et leurs sensibilités, selon leur appréciation des circonstances. Unis sur les principes, ils peuvent diverger sur les moyens.

Au-delà de leurs choix respectifs, ils doivent apprécier avec justesse ce qui est important et ce qui l’est moins :

  • Ce qui n’est pas négociable et ce qui relève du compromis.
    – Ce qui appartient aux principes et ce qui ressortit de l’action.
    – Ce qui est bon pour soi ou les siens et ce qui est bon pour l’ensemble de la société.
    – Ce qui est prioritaire et ce qui est dangereux.

 Chrétiens dans une société relativiste : deux tentations à éviter

Beaucoup de chrétiens prennent conscience aujourd’hui des difficultés grandissantes à demeurer fidèles à la cohérence de leur témoignage dans leurs décisions politiques, que ce soit comme électeur ou comme élu.

Notre cadre de vie répond en effet à une situation incontestablement nouvelle. Nous vivons dans une société relativiste où les chrétiens, porteurs d’une vision objective et universelle du bien et du mal, sont devenus minoritaires.

Notre société éprouve des difficultés à maintenir le sens de la primauté éthique de la personne. Le législateur formule des lois qui suivent l’évolution des mœurs. Quand les concitoyens s’opposent sur la conception de la personne, sur le sens de la vie humaine et sa dignité, sur la signification et la place du mariage, sur l’éducation, et qu’on fait de ce pluralisme une condition de la vie politique, c’est l’unité de la communauté elle-même qui est affaiblie, c’est la liberté qui est menacée, et la démocratie qui perd son sens légitime.

Dans ce contexte, les chrétiens sont exposés à de grandes difficultés pour se faire entendre. Ils sont soumis à deux fortes tentations contradictoires mais également dangereuses :

1/ celle de la résignation fataliste à ce monde qu’ils ne peuvent changer ;
2/ celle de l’enfermement dans une opposition stérile.

L’une et l’autre tentations sont contraires à la tradition de la responsabilité politique des chrétiens dans la cité, y compris en situation extrême. Dans la Bible, les Hébreux sont toujours invités à « faire le bien », c’est-à-dire le bien réellement possible hic et nunc, même extrêmement modeste, et à n’entrer en dissidence que si seulement la liberté du culte dû à Dieu est entravée.

Ce que dit l’Église

Consciente de la gravité des menaces que fait peser le relativisme culturel sur nos sociétés, l’Église n’est pas restée silencieuse. Pour guider le discernement politique des catholiques et leur éviter l’écueil du découragement ou de la fuite en avant, elle s’est exprimée dans une Note doctrinale, publiée en novembre 2002, À propos de l’engagement et du comportement des catholiques dans la vie politique.

Dans ce document, voulu par Jean Paul II et signé par le cardinal Ratzinger, le Magistère recommande la voie étroite de la fermeté sur les principes fondamentaux, de l’humilité pour accepter les limites de la politique et de l’engagement pour faire progresser le bien commun « sans complexe d’infériorité ». Cette voie est celle du réalisme de l’espérance, non celle de l’utopie.

TROIS ORIENTATIONS

1/ Refuser le compromis sur les principes éthiques fondamentaux

L’Église nous engage à ne pas céder sur l’autorité objective, universelle et non-négociable des principes qui constituent le socle éthique fondateur de toute société digne de l’homme :

« La conscience chrétienne bien formée ne permet à personne de favoriser par son vote la mise en acte d’une loi ou d’un programme politique, dans lequel les contenus de la foi ou de la morale sont détruits par la présence de propositions qui leur sont alternatives ou opposées » (Note doctrinale, n. 4).

2/ Servir le bien commun en acceptant les limites de la politique

Pour un chrétien, la politique n’a pas les promesses de la vie éternelle. Pour cette raison, nous nous gardons de militer pour des modèles de société idéaux — ou pour des partis — censés traduire socialement le contenu de la foi.

« La foi n’a jamais prétendu emboutir dans un schéma rigide les contenus sociaux-politiques. Elle est consciente que la dimension historique du vécu de l’homme impose de tenir compte de situations imparfaites et souvent en rapide mutation. Dans cette ligne, il faut rejeter les positions politiques et les comportements inspirés d’une vision utopiste. Cette vision, transformant la tradition de la foi biblique en une espèce de prophétisme sans Dieu, instrumentalise le message religieux, en dirigeant la conscience vers une espérance seulement terrestre qui annule ou réduit la tension chrétienne vers la vie éternelle » (Note, 7).

3/ Ne renoncer à aucun moyen de faire progresser le bien et reculer le mal

L’Église nous invite à nous engager par tous les moyens à servir le bien commun, quelles que soient les circonstances. Le vote n’épuise pas nos responsabilités :

« Les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique ; c’est-à-dire à l’action multiforme économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir organiquement et par les institutions le bien commun » (Jean Paul II, Christifideles laici, n. 42).

Surtout, dans le contexte de la société qui est la nôtre, « les catholiques ont le droit et le devoir d’intervenir ». Leur engagement, écrit le cardinal Ratzinger, « devient plus évident et chargé de responsabilité » : « Ils ne peuvent penser à déléguer à d’autres l’engagement chrétien qu’ils ont reçu de l’Évangile » (Note, 4).

Que signifie : juger selon des principes éthiques fondamentaux ?

En conscience, nous savons que « la vie démocratique a besoin de fondements vrais et solides, c’est-à-dire de principes éthiques que leur nature et leur rôle de fondements de la vie sociale rendent “non négociables” » (Note, n. 3). Ces principes constituent le socle fondateur de toute société libre :

– La dignité de la personne humaine et le respect de sa vie
– La famille fondée sur le mariage entre un homme et une femme
– La liberté d’éducation
– La liberté religieuse et de conscience
– La protection sociale des mineurs et la libération de toute forme d’esclavage (addictions)
– L’économie au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la solidarité et de la subsidiarité
– La paix, en tant qu’œuvre de la justice et fruit de la charité

Sources :
Note doctrinale, n. 4 (2002)
JEAN PAUL II, Discours à la Sapienza (2003)
BENOIT XVI, Sacramentum caritatis, n.  83 (2007)

Que signifie : écouter sa conscience ?

L’écoute de sa conscience est nécessaire pour prendre une décision morale. La fidélité à la conscience rejoint toute l’humanité dans la recherche de la vérité. La conscience peut être éclairée par la prière, la réflexion et le dialogue avec autrui. Nos réflexions personnelles, nos expériences sont un trésor commun qu’il faut savoir partager pour nous aider mutuellement dans la quête de la vérité, pour agir avec prudence dans la cohérence avec la loi morale écrite dans notre conscience.

« Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun, résonne dans l’intimité de son cœur : “Fais ceci, évite cela.” C’est une loi inscrite au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » (Gaudium et Spes, 16).

Qu’est-ce qu’un principe ?

Les principes (ou « valeurs ») « non négociables » précèdent la politique elle-même, en tant qu’ils sont inscrits dans la nature de l’homme et qu’ils sont au fondement même de toute société humaine. À ce titre, ils sont universels et objectifs, et ne relèvent pas du compromis.

Pour autant et par définition, un principe moral ou une valeur morale n’est pas un slogan programmatique. Certains les interprètent comme des impératifs catégoriques a priori, c’est-à-dire comme des absolus fonctionnant en tout ou rien, séparant le bon grain de l’ivraie. Ce moralisme néo-kantien, qui manifeste sans doute un souci éthique, est erroné : il confond le principe et l’acte moralement bon, et réduit le second au premier.

Comme les préceptes du Décalogue dont ils sont largement issus, les principes indiquent soit la limite à ne pas franchir (l’absolu du précepte négatif) soit l’orientation à prendre (la direction donnée par le précepte positif). Ils ne sont que les « points de départ » de l’action juste, sans dire par eux-mêmes quel est le bien concret à faire, ici et maintenant, dans des circonstances déterminées, qui, seul, confère un contenu positif à l’acte moral, y compris politique.

Le guide et l’action

À partir de l’aspiration au bien et au juste qui s’enracine dans la nature humaine, le principe moral guide nos actions avec l’exigence de la dignité à promouvoir et du respect envers les plus fragiles, notamment ceux qui ne peuvent assumer la responsabilité de leur propre vie (les plus petits, les plus malades ou les plus âgés). C’est là l’œuvre même de la conscience.

Voilà pourquoi, pour le chrétien, l’amour de Dieu et du prochain ne s’expriment pas moralement en termes de commandement ou de devoir, mais en termes de don de soi et de bienveillance.

Les principes n’enferment donc pas le jugement moral et politique mais ils le balisent comme des repères, laissant à chacun la responsabilité de les traduire concrètement dans la diversité des situations et dans toute la mesure des capacités offertes, pour déterminer un « meilleur possible » : c’est le sens de la dignité humaine dans l’exercice de sa raison et de sa liberté.

Des normes inséparables mais distinctes

Pour un catholique, il convient de considérer ces principes fondamentaux dans l’ensemble de la loi naturelle : « Il n’est pas logique d’isoler un de ces éléments au détriment de la totalité de la doctrine catholique » (Note, 4). Dans Caritas in veritate, Benoît XVI précise :

« Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. »

En 2011, les évêques américains mettaient en garde les catholiques de leur pays « contre les appels malavisés à la “conscience” qui ignorent les revendications morales fondamentales, réduisant les préoccupations morales catholiques à une ou deux questions, ou tout simplement pour justifier des choix motivés par des arguments partisans, idéologiques ou par des intérêts personnels » (Forming consciences for faithful citizenship – « Former les consciences pour la citoyenneté des fidèles, 2011 »).

De même, il ne convient pas de considérer les repères moraux à prendre en considération de manière équivalente : il faut « distinguer au contraire les questions morales qui impliquent l’obligation précise de s’opposer au mal intrinsèque qui ne peut jamais être justifié, et celles qui conduisent à rechercher la justice et promouvoir le bien commun » (op. cit.).

Les principes non-négociables sont-ils chrétiens ?

Les valeurs sociales qui fondent la vie commune, et que soutient l’Église dans sa doctrine sociale, ne sont pas des valeurs confessionnelles. Elles ne requièrent pas une adhésion de foi, mais de raison, quelle que soit son appartenance religieuse. Si l’Église les considère comme des références pour guider l’action, c’est qu’elles sont inscrites dans la nature humaine, ni plus ni moins.

En France, la juste séparation entre l’autorité de l’Église et l’autorité de l’État ne signifie pas que les valeurs morales soient séparées de la société, et que l’Église n’ait pas autorité pour les évoquer dans le débat public. Les chrétiens ne défendent pas des intérêts, ni une vision confessionnelle de la politique, mais une vision de la personne et du bien commun enracinée dans la raison humaine. Pour eux, l’Église et l’État obéissent à des registres différents, mais sont tous deux soumis à la même loi morale naturelle. Là est la saine laïcité.

Mise à jour, février 2017.

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