EMMANUEL MACRON définira le 2 octobre sa stratégie contre les « séparatismes » dans la République, avant la présentation d’un projet de loi à l’automne, annoncé comme une des priorités de la fin du quinquennat. En visant « les séparatismes », le gouvernement cible plus large que l’islamisme radical, pour éviter d’être accusé de viser la seule communauté musulmane, mais en prenant le risque de stigmatiser toute expression religieuse ou morale non conforme au « pacte républicain ». Dans cette perspective, les lois de la République doivent s’imposer comme des lois supérieures à celles de la conscience, ce qui n’a rien d’évident, souligne Rémi Brague.
Le gouvernement annonce « un projet de loi contre les séparatismes », qui a semble-t-il du mal à voir le jour. On est passé de la lutte contre le séparatisme islamiste à la lutte contre « les séparatismes ». Que peut signifier ce « séparatisme », alors même que la loi de 1905 est déjà une loi de séparation ?
Rémi Brague : Le passage au pluriel vient d’une tactique éprouvée pour noyer le poisson. Mettre dans le même sac les indépendantistes corses ou bretons et l’islam radical devrait faire sourire. La loi de 1905 est supposée, on l’apprend dans les petites classes, avoir consacré la « séparation de l’Église (des Églises) et de l’État ». En fait, cette séparation ne consistait pas à déchirer une unité. On cessait uniquement de faire coopérer des institutions qui étaient de toute façon déjà distinctes depuis le début. L’Église a même lutté pendant des siècles pour ne pas être une partie de l’État, à la botte des empereurs romains, des rois gallicans, dont le rêve a été réalisé avec la Constitution civile du clergé de 1790.
En 1905, la loi était principalement dirigée contre les catholiques. Et ceux-ci, même si la République leur donnait peu de raisons de l’aimer passionnément, n’avaient aucun désir de se séparer de la France. Ils en respectaient l’histoire, ils en aimaient la langue et la culture. Peut-on dire cela de tous ceux qui, en ce moment, résident sur le sol national ?
Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin soutient que l’islam est « la religion qui aura le moins de difficulté à travailler avec la République » tandis qu’un conseiller ministériel accuse des « établissements catholiques hors-contrat qui nieraient le pacte républicain ». Qu’en pensez-vous ?
J’admire et envie la capacité qu’a M. Darmanin de prédire l’avenir, comme le montre son usage du futur. Je ne connais (un peu) que le passé. Et je constate qu’aucun pays intégralement musulman n’a été une république avant la décolonisation. Tous étaient des royaumes. Je suis aussi jaloux du talent qu’a M. Darmanin de supposer les problèmes résolus : on voit à peu près quelles instances sont habilitées à négocier au nom de la République, mais pas du tout qui pourrait se prononcer au nom de l’islam, toutes tendances confondues.
Je ne sais pas qui au juste a parlé d’établissements niant le pacte républicain. « Nier » un pacte… ? Voulez-vous dire : le dénoncer publiquement ? Ou : ne pas le respecter, et donc le transgresser en douce ? De toute façon, qu’on me donne le texte de ce pacte, et je verrai…
Gérald Darmanin a résumé l’esprit du futur texte en affirmant que « la loi est toujours au-dessus de la foi ». Comment les droits de la conscience peuvent-ils trouver leur place ?
La conscience n’est en rien une affaire de foi. Elle dépend de la raison pratique, c’est-à-dire morale. Ce que la conscience interdit, c’est ce que la morale commune interdit. De plus, toutes les religions n’accordent pas la même importance à l’idée de foi. Pour l’islam, la pratique est plus importante que la croyance. Et cette pratique est réglée par une loi venant de Dieu. Le problème est celui de l’interaction entre la Loi divine et les lois de l’État, chez nous, de la République. Celles-ci peuvent-elles faire le poids face à celle-là ?
Entretien pour Aleteia, 28 septembre 2020.