C’ETAIT UN PRETRE EXTRAORDINAIRE, totalement investi dans l’intelligence de la foi, avec la pauvreté du religieux sur la Route, dans la joie de l’Évangile et l’amour de l’Église. Je l’ai souvent rencontré comme « père spi » : nous nous retrouvions rue de Grenelle, après la messe de midi, et le déjeuner à la cantine des pères, où j’assistais aux disputatio de haute volée entre théologiens en désaccords très cordiaux, comme avec le P. Martelet ou le P. Madelin, qui lui aussi vient de retourner au Père.
Un théologien « recadreur »
Ma première rencontre fut de loin, à des journées nationales de l’AGSE, où l’intervenant était un père jésuite alors inconnu, qui avait gentiment secoué son auditoire, sur un ton de professeur assez monocorde, mais avec des formules inimitables qui nous avaient fait bien rire, et réfléchir. Son intervention avait suivi les prédications du P. Daniel-Ange à Vézelay, invité par le cher Bernard You, ce général parachutiste qui avait trouvé bon, comme commissaire national avec la bénédiction de l’abbé de Randol, le très fin dom Éric de Lesquen osb, de soumettre ses troupes de routiers qui jouaient volontiers aux gros durs, à la radicalité de l’Évangile prêchée par un abbé charismatique un peu déjanté. Déjanté, mais sacrément catholique. Et derrière l’illuminé qui bousculait tout sur son passage avec un enthousiasme ravageur, il y avait une orthodoxie inattaquable, bordée par un théologien jésuite qui ne laissait rien passer. Car il fallait bien des recadrages. Le P. Daniel-Ange poursuivit son œuvre à Jeunesse-Lumière, tandis que le P. Manaranche se laissa gagner par la fraternité des routiers scouts d’Europe, dont il devint le conseiller religieux de l’équipe nationale. C’est ainsi qu’il marqua des générations de vocations en tout genre, dans le sillage de la nouvelle évangélisation du bon pape Jean Paul II, le pape de notre passage à la vie adulte.
Première veillée
La puissance de travail et la culture du P. Manaranche étaient incroyables : elles n’avaient d’égales que sa disponibilité de pasteur. Je l’avais vraiment découvert comme chef de clan au départ d’une Route St-Jacques à l’abbaye Notre-Dame des Neiges. Il était venu seul prêcher une retraite aux moines. Quand il a vu débarquer à l’improviste une quarantaine de routiers versaillais, lui qui fut d’abord prêtre diocésain à Versailles avant d’entrer chez les jésuites, engagés pour marcher rudement pendant quinze jours dans les pas de Charles de Foucauld, il se mit en quatre pour partager notre première veillée. Affaires cessantes, il nous prépara un topo puissant et captivant sur l’ermite du désert, dont je me souviens encore : un cadeau du Ciel pour nous, et une veillée qui, je crois, consolida les liens qui se tissèrent entre lui et la « communauté d’hommes » de la Route dont il devint membre à part entière. Son rôle auprès des scouts d’Europe, mouvement dont on sait que désormais la grosse majorité des jeunes prêtres de France et des jeunes évêques, est issue mérite d’être signalé.
Nous nous revîmes souvent après Notre-Dame des Neiges. Sa grande liberté de pensée et son amour de l’Église constituaient comme un roc. Lui qui était intransigeant sur la doctrine, était d’une douceur infinie dans la conduite des âmes. Grâce à lui, j’ai rencontré quelques jésuites « résistants » à la haute pensée, comme le P. Bertrand de Margerie. Il m’avait mis en contact avec le P. de Lubac, dont je conserve une lettre de remerciement à une invitation suggérée par le P. Manaranche… Le père a joué comme théologien un rôle majeur dans le soutien et l’accompagnement des communautés nouvelles nées dans les années 1975 et la dynamique de la nouvelle évangélisation, jusque et y compris dans la formation des prêtres, malgré son côté franc-tireur. Il n’était pas toujours entendu, il faut bien le dire. Pour lui, par exemple, l’Esprit-Saint suivait le calendrier liturgique : il ne prisait guère les paroles tombées du Ciel au hasard. Une anecdote, parmi ses derniers coups de gueules : l’ouverture des conférences de carême à Notre-Dame de Paris à des intellectuels non-catholiques au nom du « débat » l’avait singulièrement agacé, et il l’avait fait savoir… Il devait être le seul jésuite de France, en particulier rue de Grenelle, à chanter l’office (car il était musicien) sur un banc de prière, devant une icône…
Le feu de la charité
À Dieu cher père André, cher frère routier, avec vos propres mots, empruntés aux dernières lignes d’un de vos bons livres, incisifs et percutants comme presque tous, en hommage à l’Église notre mère (J’aime mon Eglise, 1992), adressées aux chrétiens troublés par les temps de crise et tentés par se faire leur propre Église : « Sur ce, ami, va-t-en dans la paix sur le chemin des apôtres : ce que tu as de meilleur dans le cœur, c’est à une Mère éducatrice que tu le dois. Ne l’oublie jamais. Fuis comme la peste les conversations vinaigrées et les sentiments acides : l’essentiel ne se déroule pas dans le placard aux balais [les initiés comprendront !], mais dans la grande salle commune où flambe, joyeux le feu de la charité. »