Décadence et conversion : le moment catholique

À propos de Jean-Luc Marion et de sa Brève apologie pour un moment catholique (Grasset). Comment la sortie de la décadence française est entre les mains des catholiques.

CE N’EST PAS DE CRISE qu’il faut qualifier le marasme où s’enlise la société française mais de décadence, dit Jean-Luc Marion. Car tel est le nom d’une crise qui, par manque de résolution, de volonté donc, ne trouve pas de solution. Or en analysant les termes de cette décadence, il apparaît que la clé de la décision de « sortie de crise » est entre les mains des catholiques. Et quels sont donc ces termes ?

D’abord une bonne nouvelle : si décadence il y a ( et il y a ), ce n’est pas le cas de l’Église de France qui, semper reformanda, a su dépasser les graves dérives d’une Fille aînée longtemps assujettie au politique, du « politique d’abord » maurassien à la conversion à la lutte des classes des années postconciliaires. L’intégrisme et le progressisme en sont les fruits délétères et grandement français, gallicans faudrait-il dire, avant de devenir œcuméniques. Les divines surprises, dans ce domaine, ont cruellement manqué de divinité, et fustigée par Fessard, Bernanos, Maurice Clavel ou Jean-Marie Lustiger, l’Église a su en tirer la leçon. Une Église capable de conversion, c’est une bonne nouvelle pour la société où elle s’incarne : elle a su trouver en elle-même le jugement (crisis) et la décision de changement.

Décadence et retour mimétique

Parce que la post-modernité veut le consensus à tout prix, « décadence » est mot banni de son vocabulaire. Elle veut ainsi masquer l’étonnante régression mimétique où elle s’emprisonne elle-même. Les éléments de l’analyse girardienne trouvent une pertinence accrue pour élucider les ressorts profonds du système cyclique où s’enferme la société sans transcendance, celle de « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ». Le symptôme le plus évident en est la crise apparemment insoluble de notre système éducatif, et il faut ici rabâcher Péguy :

« Quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. »

Le défi de l’autonomie des grandes Lumières a été corrompu par la démiurgie des « petites lumières » et leur volonté d’indépendance totale de l’homme vis-à-vis de quelque autorité que ce soit, au grand dam de l’altérité. Sans recours possible aux vieux rituels du bouc émissaire depuis leur neutralisation par la révélation chrétienne, le cycle mimétique s’épuise en cherchant dans le christianisme lui-même une ultime victime pour relancer sa mécanique exténuée. Ses masques grimaçants balancent entre inhumanité néo-païenne et trans-humanisme de l’arraisonnement définitif de l’homme à la technique. Pathétique de voir les tenants de la tradition humaniste des Lumières dévier vers l’orbite de ces planètes glauques. Ils quittent ainsi la gravité de la culture occidentale qui se distingue par une qualité intrinsèque, sa prétention à l’universalité.

Structure catholique

Dans un récent article, Henri Hude remarque que « le refus apparent de l’universalité, chez un peuple culturellement pétri d’universalité [en l’occurrence, le peuple français, mais cela concerne toute la culture occidentale], n’est pas normal. Il n’est pas explicable autrement que comme l’exigence d’une universalité supérieure. Et supérieure à quoi ? Supérieure à une universalité individualiste et financière. Ce repli apparent exprimerait donc paradoxalement la demande et l’espoir d’une renaissance de l’universel en France, à un niveau supérieur à la version anglo-américaine de la mondialisation. Il postule inconsciemment que l’humanisme français a quelque chose à dire et doit s’exprimer en propositions nouvelles, politiques et économiques. La France est un pays de raison forte et de haut idéal. Elle ne changera pas ».

Bref, nous voilà renvoyés à notre structure catholique, celle dont Girard annonce la permanence derrière la sécularisation, celle dont Régis Debray, dans un essai récent (Le Nouveau Pouvoir, Cerf), déplore l’effacement devant le mondialisme Wasp auquel s’identifie le paradigme macronien ; de l’effacement de l’antique virtù au profit de cette Vertu de transparence puritaine où sincérité et authenticité l’emportent sur vérité et imposent « le relativisme des credos ».

C’est de cette structure catholique que se recommande Jean-Luc Marion pour nous sauver de l’ataraxie nihiliste et de sa présumée sortie de l’histoire. Il nous rappelle le principe structurant de la civilisation occidentale, la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, d’origine évangélique, et son acte fondateur dont Joseph Ratzinger (cf. Foi, œcuménisme et Politique, Fayard) a souligné le caractère unique dans l’histoire humaine : le refus d’adoration de l’empereur par les martyrs chrétiens. Ils sont les piliers du pacte antitotalitaire, qui a pris sa forme historique dans la chrétienté médiévale, et accouché de la laïcité moderne.

Crépuscule des idoles

Malraux constatait l’impasse civilisationnelle de l’Occident : « Nous sommes la première civilisation qui ne soit pas en accord avec elle-même. » Ce désaccord est sa marque de fabrique… et sa force. Made in chrétienté et forcément SGDG (sans garantie du gouvernement). Il s’enracine dans la certitude de l’incomplétude de tout réalisation humaine au regard des universaux. Certitude acceptable si l’on admet une solution métaphysique. Inacceptable quand, à la mort des idoles, se substitue la mort de Dieu qui entraîne celle de l’homme dans l’apocalypse du rien. Mais c’est là que la mort de la mort de Dieu signifie la crise de l’athéisme, dit Marion. La crise dans la crise. Il faut donc trouver une solution à l’anathéisme. Et là, les chrétiens ont quelque chose à dire.

Car la République du consensus ne trouve, et ne peut trouver, les mots pour s’adresser à l’islam, au nom de la laïcité qui est sa Ligne Maginot et que par intégrisme anticatholique elle tend à transformer en religion de substitution. Sa joie gourmande d’avoir pensé vider les églises de leurs fidèles n’a d’égale que sa déconvenue devant les capacités de mobilisation de la bête infâme lors des manifestations anti-mariage pour tous. Il est temps pour la République de reconsidérer cette question de laïcité : le mot ne figure pas dans la loi de 1905 dont on prétend qu’elle est l’emblème, preuve, nous dit Marion, « que la République ne l’invoque que parce qu’elle ne la contrôle et ne la comprend pas ». La laïcité peillonesque n’est clairement pas l’idole qui nous sortira de l’ornière. Et pour soutenir l’édifice historique de la séparation, le pédagogue est le chrétien.

Critique des valeurs

Une relation apaisée à la laïcité passe, pour la République, par ce que Péguy nomme la séparation de la métaphysique et de l’État. Condition pour exercer la neutralité qui doit être la sienne dans une société multi-religieuse. C’est revenir, rappelle Marion, à la distinction des trois ordres pascaliens : l’État est comptable de l’ordre de la chair. Il est en deçà des ordres de l’esprit et de la charité dont il n’a pas à connaître et c’est précisément dans la confusion des ordres que gît le cœur apocalyptique de la crise. Les fameuses valeurs de la République ont la même consistance que les principes dont on sait qu’en s’appuyant dessus ils finiront bien par s’écrouler.

Le nihilisme, qui a conduit Nietzsche à l’impasse philosophique de la volonté de puissance, récuse non seulement toute valeur au monde réel — « Qui nous dévoilerait l’essence du monde nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion » — mais encore à tout idéal, tout « irréel ». Pour Nietzsche, « les plus hautes valeurs se dévalorisent » car elles dépendent d’une évaluation qui dépend entièrement de l’évaluateur. La valeur est donc le résidu d’une chose aliénée à elle-même, dit Marion. Les universaux sont définitivement disqualifiés. Dieu est mort, Marx et Nietzsche aussi… et moi-même je ne me sens pas très bien, disaient les murs de 68. La volonté de puissance nietzschéenne, c’est considérer que l’évaluateur et son évaluation sont l’unique réalité en soi. Impasse autistique du nihilisme où nous précipitent nos petits pas vers la barbarie.

Mode chrétien d’être au monde

Comment sortir du piège ? Marion donne les pistes. « Il faut vouloir autre chose que ce que sa propre volonté choisit et évalue à partir d’elle-même ; vouloir sur un autre mode que la montée en puissance de la volonté évaluatrice close et vide ; c’est-à-dire accomplir une autre volonté que la sienne propre qui pourrait dire « Mon Père… non pas ce que je veux mais ce que tu veux »… « Transcender le “Je veux” lui-même ». Vaste programme que peut porter une minorité créative comme l’ont été les chrétiens dans l’Empire romain, très récemment dans l’Empire russe. Comme l’ont été les dissidents des pays de l’Est et comment ne pas se référer à l’exigence de vie dans la vérité d’un Václav Havel qui voit dans le pouvoir des sans pouvoir la sortie des mensonges nihilistes du communisme et du capitalisme.

Il y a un mode d’être au monde spécifiquement chrétien que résume magnifiquement la lettre à Diognète citée par Marion :

« Les chrétiens habitent les cités grecques et les cités barbares suivant le destin de chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste de l’existence, tout en manifestant la stupéfiante constitution de leur citoyenneté dont tous conviennent qu’elle est paradoxale. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers… Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que ces lois. »

Citoyenneté paradoxale

Ce que portent les chrétiens dans leur citoyenneté paradoxale, c’est d’abord l’idée de bien commun, bien de personne (bonum nullius) accessible à tous d’où découle largement la doctrine sociale de l’Église. Dans le bien commun se croisent le bien politique et économique de la communauté, la communauté elle-même qui permet à chacun d’accéder aux biens supérieurs culturels et spirituels, et la réciprocité de ces biens pour atteindre le Bien de la communion.

Ah que voilà un bel idéal… inaccessible ! Utopique ! Peut-être. Sauf que la course au néant nous accule à la catastrophe écologique, à l’écrasement des pauvres par l’oligarchie mondialisée, à la démocratie du tout économique, au terrorisme, à la guerre de tous contre tous… et que l’heure vient, et c’est maintenant, où point l’apocalypse girardienne : retour aux rituels archaïques, païens, avec l’enfermement de l’homme-dieu dans son immortalité sinistre ou conversion au réel, à l’altérité, à la juste autonomie de l’homme ouverte sur l’hétéronomie qui lui donne d’être, à la préférence de l’éternel sur l’immortel. Cela exige d’évaluer sérieusement le précepte évangélique : Qui veut garder sa vie la perdra. Et perdu pour perdu, ne nous a-t-on pas assez ressassé le constat d’impuissance d’Heidegger — seul un dieu peut nous sauver — et le vers d’Hölderlin qui semble lui répondre : « Car où croît le péril croît aussi ce qui sauve ! » N’est-ce pas l’invite de la sagesse moderne elle-même à prendre au sérieux l’urgence conversion de l’intelligence et du cœur ?

Kairos catholicos

C’est donc un moment catholique car la citoyenneté paradoxale des chrétiens offre, par le moment de la conversion, la possibilité d’une sortie de crise. Il leur appartient de présenter à leurs contemporains les éléments rationnels de la décision. Ils peuvent apporter des réponses au désarroi qu’engendrent les périls dont chacun perçoit l’imminence sans savoir les nommer. Ce qu’ils ont à offrir, dit Marion, c’est « la possibilité d’une communauté qui mette en œuvre l’universel », capable de transcender les intérêts et identités contradictoires, et d’ouvrir sur la gratuité du don. C’est le programme de la vertu d’espérance.

Terminons avec la lettre à Diognète : « Le poste que Dieu a fixé aux chrétiens est si beau qu’il ne leur est pas permis de déserter. »

 

Jean-Luc Marion
Brève apologie pour un moment catholique
Grasset, 2017
128 pages, 15 €

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *