Écologisme ou loi naturelle : il faut choisir

L’écologie sans l’homme, c’est bien plus commode. En rompant avec l’ordre de la nature elle-même, l’écologisme politique est un panthéisme bien peu respectueux de la création. La voie proposée par l’Église est celle de l’« écologie intégrale », qui réconcilie la nature et la raison, la science et la morale, la liberté et la politique.

L’URGENCE ECOLOGIQUE s’apparente à une prise de conscience largement partagée. Revendiquée par la plupart des familles politiques, celle-ci fait l’unanimité (qui ose se prétendre « contre l’écologie » ?), mais elle provoque aussi les plus violentes controverses, comme celles qui entourent le débat sur le réchauffement climatique : qui est responsable, la pollution ou le soleil ?

Un essai récent du philosophe Pascal Bruckner[1] pointe les délires de l’antihumanisme qui parcourt les courants écologistes : une chose est de sauver la planète, dit-il, autre chose de « ramener l’humanité en arrière en se parant de la nature et du cosmos ». Le philosophe constate un changement de paradigme. Passé le temps des révolutions, la fin de l’histoire a peur : le progrès nous menace, le genre humain devient lui-même son pire ennemi. Il faut donc choisir : la force du désespoir qui secoue les énergies ou l’ingéniosité humaine. « Les amis de la terre ont longtemps été ennemis de l’humanité : il est temps qu’une écologie de l’admiration succède à une écologie de l’accusation. »

Difficile de lui donner tort, mais est-ce aussi simple ?

Cette critique libérale de l’écologie, partagée par exemple avec Luc Ferry (Le Nouvel Ordre écologique) est rejetée par l’actuel ministre de l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, qui y voit une condamnation de l’écologie elle-même : « L’écologie est le contraire de ce que décrit Pascal Bruckner. Si on ne choisit pas, et si on n’organise pas la sobriété en créant des technologies de la sobriété, il faudra demain rationner[2]. » Pour elle, l’écologie ne peut pas se réduire au catastrophisme de la deep ecology ni au gauchisme des Verts. La véritable écologie, qui répond à une impérieuse nécessité, est « l’expression du désir d’améliorer qualitativement nos modes de production et de consommation[3] ». Le ministre renvoie dos à dos, et avec raison, les ultras du retour à la bougie et les apôtres du tout technologique : « Cela procède d’une même erreur fondamentale, qui est d’attribuer une valeur morale à la science. »

L’expression d’une époque

Si l’écologie rassemble et divise autant, c’est qu’elle touche une réalité essentielle, le lien mystérieux entre l’homme, la société et la nature. Et si elle suscite autant de polémiques, c’est qu’elle renvoie à des significations différentes, et qu’elle est devenue un enjeu politique : moins écolo que moi, tu meurs.

Le mouvement écologique a en effet de multiples sources, difficiles à identifier. Au commencement, était une science, apparue dans les années cinquante comme l’étude des relations entre les êtres vivants et leur milieu. Puis la démarche scientifique s’est transformée en manière de penser globale. De l’écologie est né l’écologisme, lui-même traversé par deux grands courants : un courant environnementaliste, appelant au juste respect de la nature, et un courant radical, « l’écologie profonde » (deep ecology), conçu comme une remise en cause de l’anthropocentrisme[4]. Il est donc difficile de dégager une pensée directrice : le meilleur (l’appel à la modération) côtoie le pire (le malthusianisme démographique). Dans tous les cas, c’est une prise de conscience de l’émergence de nouvelles menaces liées à la surconsommation et au progrès technique, mais aussi le signe d’un désarroi sociétal : que reste-t-il quand on a tout essayé ? La nature…

Le discours écologique, option pragmatique ou version radicale, est bien l’expression d’une époque, avec ses limites et ses espoirs. Maritain avait distingué une démocratie acceptable (le régime politique) et une démocratie inacceptable (le système moral) ; il en va de même pour l’écologie. Bruckner le dit : « Il y a au moins deux écologies : l’une de raison, l’autre de divagation ; l’une d’élargissement, l’autre de rétrécissement, l’une démocratique, l’autre totalitaire. » L’intérêt de la démarche tient dans ce désir juste et légitime de revenir à une source universelle de l’éthique sociale ; sa limite, et son danger, vient du mythe auquel elle se raccroche : le retour à « l’état de nature », dans un mélange de fascination/répulsion, l’un des plus grands marronniers de l’histoire de la pensée depuis Épicure, Hobbes, Locke et Rousseau, sans parler des idéologies totalitaires du xxe siècle, où s’affrontent aussi bien les revenants du paganisme panthéiste que les théoriciens libéraux du contrat social.

Tous recherchent une nouvelle morale et de nouvelles politiques. Mais globalement, l’époque réduit le débat à une alternative entre une absolutisation de la nature et une absolutisation de la liberté. D’un côté, on s’oriente vers une sacralisation de la nature, de l’autre, vers la sacralisation de l’homme et de son pouvoir de choisir souverainement le bien et le mal. Dans les deux cas, on suppose une séparation radicale entre la nature et la raison, réduite elle-même à sa fonction scientifique.

Où est la cohérence ?

L’écologie raisonnable est-elle donc une solution ? Il est remarquable de noter que lorsque Nathalie Kosciusko-Morizet plaide pour unir la défense de l’environnement et la défense de la vie humaine, son éthique écologique demeure résolument procédurale : la norme jaillit du débat, de la discussion, et non d’une réalité objective. Dans un dialogue avec Mgr Pierre d’Ornellas sur le lien entre développement durable et bioéthique (Une écologie digne de l’homme ? Salvator, 2010), jamais le ministre de l’Écologie n’avance de références objectives intangibles qui puissent orienter même de loin des mesures politiques et sociales plus respectueuses de la nature et de l’humain. Certes, pour elle, « l’homme est digne par essence », il dispose de « droits fondamentaux » « sans limite aucune » : l’exemple qu’elle donne est celui du meurtrier cannibale, pas celui de l’embryon éliminé avant ou après son implantation dans l’utérus maternel, selon des techniques chimiques de contraception qu’elle encourage par ailleurs… pour éviter l’avortement. Où est la cohérence ? où est la justice ?

La cohérence écologique n’est peut-être qu’un idéal. Mais comment donner à l’éthique écologiste la plus élémentaire le premier embryon d’efficacité si elle ne trouve le sens de l’autre et de la vie que dans la discussion ? Qui donnera le désir partagé de la mesure et de la sobriété ? « La pauvreté volontaire, disait le philosophe Tresmontant, ne peut résulter que d’une profonde tranquillité et assurance concernant le principal, c’est-à-dire le sens de la destinée humaine. Or l’humanité est ravagée en son cœur par l’inquiétude, le doute, le désespoir, faute d’avoir trouvé une réponse à des questions métaphysiques premières et ultimes. Les politiques économiques actuelles dérivent de ce trou, de ce vide. L’humanité risque de périr, de se détruire elle-même, par défaut de connaissance sur les questions premières et ultimes[5]. » C’est le grand défi de l’écologie, mais aussi de la politique.

Car l’opportunité de ce réveil écologique des consciences est bien dans son appréhension des dangers liés à l’absence de limites de la liberté humaine, et donc dans sa recherche du sens profond de l’existence. Benoît XVI n’a pas dit autre chose au Bundestag, le 22 septembre dernier. Le mouvement écologique est apparu « comme un cri », dit-il : « Des personnes jeunes s’étaient rendues compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans nos relations avec la nature ; que la matière n’est pas seulement un matériau pour notre “faire”, mais que la terre elle-même porte en elle-même sa propre dignité et que nous devons suivre ses indications. » Désormais, les menaces sur l’humanité culminent dans l’automutilation de l’espèce, ce que Jean Paul II a appelé la culture de mort[6] : « L’homme est en mesure de détruire le monde —constate son successeur. Il peut se manipuler lui-même. Il peut pour ainsi dire, créer des êtres humains et exclure d’autres êtres humains du fait d’être des hommes. »

Écologie intégrale

C’est ici que l’écologie peut jouer un rôle salutaire, en nous conduisant aux sources naturelles de la culture, autrement dit de la norme morale intérieure qui fonde ce qui est juste. Or de nos jours, le « devoir » s’est affranchi de l’« être » : « La nature n’étant plus qu’un “agrégat de données objectives, jointes les unes aux autres comme causes et effets” [le pape Benoît cite Kelsen, le fondateur du positivisme juridique], aucune indication qui soit en quelque manière de caractère éthique ne peut en découler. » Sur cette base, on a réduit l’homme à un pur accident matériel, et cantonné l’éthique et la religion au domaine du subjectif, ouvrant toutes les vannes au pouvoir de la science ou des majorités de circonstance pour disposer de l’homme, et notamment du plus faible.

Les chrétiens n’ont jamais été plus écologiques en libérant le droit du déterminisme de la nature, mais en reconnaissant en elle un ordre qui protège l’homme du scientisme et de l’arbitraire politique. Cet ordre, c’est celui de la conscience (la « raison ouverte au langage de l’être »), capacité de partager librement une morale commune inscrite dans la nature. « L’homme aussi possède une nature, qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté, explique le pape. L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il écoute la nature, la respecte et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi. C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine. »

La voie proposée par l’Église est celle de l’« écologie intégrale », qui réconcilie la nature et la raison, la science et la morale, la liberté et la politique. C’est la réponse « cohérente » au langage de la nature, telle que l’ont exposée les théologiens de la Commission théologique internationale, réunis par le pape pour revisiter la pertinence du concept de loi naturelle :

« Il ne peut y avoir de réponse adéquate aux questions complexes de l’écologie que dans le cadre d’une appréhension plus profonde de la loi naturelle qui mette en valeur le lien entre la personne humaine, la société, la culture et l’équilibre de la sphère biophysique dans laquelle s’incarne la personne humaine. […] Cette écologie intégrale interpelle chaque être humain et chaque communauté en vue d’une nouvelle responsabilité. Elle est inséparable d’une orientation politique globale respectueuse des exigences de la loi naturelle[7]. »

 

Paru dans Permanences n° 488-489, octobre 2011.

Bibliographie

« L’éthique écologique », Liberté politique n° 42, automne 2008

IIIe Rapport sur la doctrine sociale de l’Église dans le monde, Liberté politique n° 51, hiver 2010

Cardinal Christoph Schönborn, Hasard ou Plan de Dieu ?, Cerf 2007

Cardinal Christoph Schönborn, Création et évolution, Parole et Silence, 2009

Père Daniel Ange, L’Univers, un chef d’œuvre à aimer, Ed. des Béatitudes, 2008

Pascal Bruckner, Le Fanatisme de l’Apocalypse, Grasset, 2011

Nathalie Kosciusko-Morizet, Mgr Pierre d’Ornellas, Une écologie digne de l’homme ? Salvator, 2010

Michel Mahé, Qu’est-ce que l’homme ?, Téqui, 2009

Stanislas de Larminat, Les Contrevérités de l’écologisme, Salvator, 2011

Patrice de Plunkett, L’Écologie, de la Bible à nos jours, L’œuvre, 2008

Laurent Larcher, La Face cachée de l’écologie, Cerf, 2004

Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle, nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009.

Jean-Marie Pelt, Quelle écologie pour demain ? L’Esprit du temps, 2010

Dominique Vermersch, L’Éthique en friche, Quae, 2007

 

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[1] Le Fanatisme de l’Apocalypse – Sauver la terre, punir l’homme, Grasset, 2011.

[2] Figaro Magazine, 1er octobre 2011.

[3] Une écologie digne de l’homme ? Développement durable et bioéthique, Salvator, 2010.

[4] Cf. Florence Eibl, « Écologie, a-t-on bien le sens de la nature ? », Cahiers de l’IPC, n° 72/73, janvier 2010.

[5] Claude Tresmontant, Problèmes de notre temps, Œil, 1991.

[6] Cf. Stanislas de Larminat, Les Contrevérités de l’écologisme, Salvator, 2011.

[7] Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle, nouveau regard sur la loi naturelle, n. 82 (2009).

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