Chaque époque est marquée par une soif d’absolu. Le monde contemporain n’échappe pas à cette tension propre à l’homme qui cherche en lui-même des raisons de se dépasser. Mais l’homme moderne a rompu avec cette dynamique de l’histoire en absolutisant son désir lui-même : toute limite lui est devenue insupportable. Les grandes idéologies meurtrières du xxe siècle en sont témoins. Ce n’est plus l’homme qui passe infiniment l’homme, c’est son désir de possession qui le broie au point de réduire à néant tous ses espoirs. Paradoxe de la Modernité : en voulant se faire Dieu, l’homme a basculé dans le doute et la peur.
Par son existence même, l’Église défie la recherche de l’homme. Depuis 2000 ans, elle frappe à la porte de chaque conscience pour lui dire : « Celui que tu cherches, Il t’attend. » À première vue, ce refus très partagé dans nos sociétés de Celui qui est La voie, La vérité et La vie, signe un échec du christianisme. Mais cet échec est aussi une défaite de l’humanité. En reniant l’Évangile, l’homme s’est aventuré dans un véritable no mans’land où l’autonomie de chacun se mue en puissance sociophage, au point que l’emballement du progrès paraît inversement proportionnel à la croissance de la liberté.
La réponse de l’Église à la quête de l’homme est toujours la même, mais à situation nouvelle — la sécularisation de nos sociétés —, « nouvelle évangélisation ». C’est ici que la doctrine sociale de l’Église joue un rôle particulier. Si l’Église des Béatitudes ne s’est jamais affranchie de sa responsabilité sociale, celle-ci prend aujourd’hui une acuité singulière. Il ne s’agit plus seulement de lutter contre la pauvreté, la violence, l’injustice. Si la société moderne est blessée, c’est moins en raison du péché de l’homme que de sa nudité devant le mystère du mal : fruits du relativisme généralisé, les consciences sont totalement brouillées. Or pour que l’Église soit écoutée, celle-ci doit apporter la preuve de son efficacité sociale. Pari difficile quand ses critères de réussite ne sont pas ceux du monde ! Mais en touchant l’homme dans sa conscience, dans sa personne tout entière, en s’adressant à son cœur mais aussi à sa raison et à sa nature sociale, le message chrétien peut le guider sur les voies d’une réhumanisation qui répond à ses aspirations les plus profondes.
Les dernières encycliques sociales, en particulier Centesimus annus (1991) et Caritas in veritate (2009) montrent bien que la doctrine sociale de l’Église est avant tout la traduction pratique d’une anthropologie qui répond à la soif de liberté de l’homme, à son désir de perfection par lui-même. Elle manifeste combien l’efficacité des principes de l’organisation sociale, qu’elle soit politique, économique ou scientifique, ne repose pas sur un système, a fortiori sur une troisième voie entre théories contraires, mais sur un engagement moral de chacun. C’est cet engagement qui assurera la libération des personnes et la transformation des sociétés.
Il n’est pas exagéré de dire que Jean Paul II a élevé l’enseignement social chrétien à son niveau le plus fécond en le plaçant au cœur des inquiétudes de notre temps, au croisement du drame intime de chaque personne et des égarements collectifs de la société moderne. Sans rupture, il aura dégagé les « orientations idéales » (Centesimus annus, 43) qui doivent structurer la vie commune : primauté de la conscience sur le consensus, de la personne dans sa réalité objective sur la société, de la morale sur la politique, de la culture sur l’économie.
Ceci est le message principal : c’est dans l’homme et par l’homme que l’on harmonisera bien individuel et bien commun. Boussole pour notre temps, la doctrine sociale de l’Église ne donne pas « du sens » à la société, mais un sens, celui que Dieu a inscrit dans le cœur de chacun.
Extrait d’un article écrit pour la revue de la communauté du Verbe de vie.