CE N’EST PAS SANS RETICENCE que je m’exprime sur un différend interne au mouvement des Guides et Scouts d’Europe, qui a poussé de nombreuses parties prenantes à prendre position publiquement. Je le fais moins en tant qu’ancien du mouvement, que comme père d’un scout et d’un louveteau. J’ai été chef d’unité dans la branche aînée pendant quatre années et membre de l’équipe nationale Route, chargé de la pédagogie, sous l’autorité de Bernard You. J’appartiens dans ma ville au conseil pastoral d’une paroisse « ordinaire ».
Je me suis entretenu avec de nombreux dirigeants du mouvement pour tenter de comprendre les raisons de la méfiance qui s’est installée entre les dirigeants du mouvement, à la veille de son assemblée générale annuelle, le 15 mars prochain ; j’ai entendu les explications du commissaire général, j’ai rencontré d’autres membres du Conseil d’administration de l’AGSE et de l’Union internationale (UIGSE).
Oui, ce n’est pas sans réticence que je m’exprime, car j’ai réprouvé la médiatisation d’un conflit qui aurait dû se régler entre hommes, avec « esprit scout ». J’ai trouvé déplorable la contestation de type syndical que certains ont cru devoir provoquer et entretenir à l’égard des dirigeants du mouvement, en ameutant le ban et l’arrière-ban de la presse traditionaliste pour hurler au complot anti Benoît XVI, comme si le motu proprio était un Ausweiss leur donnant tous les droits. Si l’on comprend les blessures et les déceptions, l’Église n’est pas un champ de bataille.
Mais le lancement d’une pétition nationale de soutien aux commissaires généraux spéculant sur la mobilisation du loyalisme scout et le réflexe d’attachement légitime au mouvement contre un prétendu complot intégriste, est également regrettable. C’est de la pure dialectique politicienne. On voudrait dresser les gens les uns contre les autres qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Un mouvement scout n’est pas un terrain de jeu démocratique. Dans cet esprit, l’envoi à tous les cadres du mouvement d’une plaquette électorale de dix pages pour vanter les mérites de l’actuelle équipe dirigeante provoque en moi un malaise, quand l’axe directeur du document consiste, sur des accusations indémontrées, à brandir la menace d’une entreprise de déstabilisation.
À partir du moment où l’expression du débat part dans tous les sens, et puisque le président du mouvement s’est adressé aux parents (Lettre du 7 novembre), le point de vue d’un père de famille qui a fondé sa confiance au mouvement sur une longue expérience personnelle, n’est peut-être pas de trop… Cette réflexion est par définition subjective, elle procède en voyant les choses d’en bas, mais avec le recul du temps ; les faits sur lesquels elle s’appuie sont, eux, objectifs. Je donne cependant ce point de vue avec détermination, car la place qu’occupe l’AGSE dans la vie de l’Église de France nous concerne tous, ainsi que l’orientation qu’elle peut prendre, notamment dans la définition qu’elle donne de sa conception de mouvement d’éducation catholique.
Un rôle précurseur dans l’amalgame des sensibilités
Rappelons les faits. Le 6 octobre dernier, les dirigeants de l’AGSE décidaient de fermer leurs portes aux prêtres pratiquant habituellement le missel de 1962. Le plus surprenant est qu’il s’agissait de tenir compte du motu proprio Summorum pontificum libéralisant l’usage de ce missel. Un tel paradoxe ne pouvait pas passer inaperçu. La décision est surtout en tel déphasage avec ce que fut toujours la démarche unitaire du mouvement au sein de l’Église, et a fortiori avec le désir profond du pape (parvenir à une réconciliation interne au sein de l’Église [1]), qu’on ne peut pas ne pas s’interroger sur ses motivations profondes.
Pour saisir la portée d’une telle décision, il faut revenir en arrière.
Aussi longtemps que je me souvienne, la question du « rite » a toujours été sensible dans le mouvement des guides et scouts d’Europe, mais elle est demeurée marginale. Sensible, car le mouvement est né comme une alternative aux Scouts de France, dont la rupture avec les règles de bases du scoutisme classique (le système des patrouilles) est allée de pair avec un progressisme chrétien dont les Scouts d’Europe ne voulaient pas non plus, mais qui les a ostracisés dans l’Église de France. D’où l’entretien chez certains d’une forme de résistance religieuse qui prit de nombreuses formes, et qui perdure encore aujourd’hui, avec plus ou moins de nuances et de discernement. Mais la question est restée marginale, car la réforme des Scouts d’Europe (au sens d’un retour à l’esprit des fondateurs : Baden-Powell et le père Sevin), n’était pas portée par une motivation liturgique. Les scouts d’Europe ont grandi dans l’après-concile comme tous les catholiques de France, dans leur paroisse, en résistant souvent, mais rarement sur le mode liturgique.
Aujourd’hui, 3 % des effectifs suivent habituellement le missel de 1962. Si cette minorité agite tant les esprits, c’est parfois à son corps défendant. La gesticulation de quelques radicaux, relayée à l’extérieur par les porte-paroles autoproclamés de leur cause, leur donne une visibilité inversement proportionnelle à leur importance, et les dessert plus qu’autre chose. Par ailleurs, l’expression même de leur sensibilité accuse tout ce qui dans le scoutisme dérange dans la société sécularisée qui est la nôtre : des jeunes en uniforme, qui saluent les couleurs, qui apprennent à obéir à leurs chefs, à vivre à la dure et à prendre des risques, c’est une provocation absolue. Dans ce contexte, les unités « tradis » sont un bouc émissaire bien commode.
Il faut admettre que des dérives inacceptables ont eu lieu dans certaines unités scoutes (quoi qu’au fond moins chez les Scouts d’Europe qu’ailleurs, en raison de la qualité de leur formation), confondant les genres, dans le registre paramilitaire et le dressage psychorigide. D’expérience, comme chef d’unité, j’ai eu à souffrir de l’instrumentalisation du mouvement faite par des groupes de sensibilité traditionnelle, considérant l’AGSE comme une centrale d’achat commode pour pratiquer un scoutisme à leur guise.
L’histoire y est sans doute pour quelque chose, les anciens les plus tradis s’estimant fondés à ne rien changer de leurs habitudes, mais les temps ont changé. Jean Paul II est passé par là. C’est une grave erreur de considérer la famille traditionaliste comme un bloc homogène, également borné, comploteur, et donc infréquentable… Personne n’a le monopole des brebis galeuses. Cette confusion est bien française, mais dans l’air du temps : le cartésianisme centralisateur des administrations (civiles ou religieuses, d’ailleurs) ainsi que la peur de la différence poussent les organisations à écarter les empêcheurs de plaire. René Girard y verrait sans doute un bon exemple de purification archaïque.
Or les guides et scouts d’Europe, plongés dans la vie de l’Église tout entière et dans le meilleur de son renouveau à partir des années 75, avaient su jouer un rôle précurseur dans l' »amalgame » des sensibilités : jeunes chefs et conseillers religieux loyaux ont progressé dans la découverte d’autrui, et l’unité scoute, pour ne pas dire l’unité religieuse (un combat de toujours et de chaque jour) a réellement progressé comme nulle part ailleurs. Jusqu’à aujourd’hui, le mouvement pratiquait naturellement la forme « ordinaire » du rite latin dans la quasi totalité de ses unités, et dans ses rassemblements nationaux et internationaux : les unités « traditionalistes » s’y joignaient désormais naturellement, et cela est bien.
Les Scouts d’Europe ont constitué l’un des creusets déterminants de la dynamique unitaire de la génération Jean Paul II dans l’Église de France. Ce n’est pas dans des consignes d’appareil mais dans la radicalité de l’Évangile que de nombreux jeunes traditionnalistes et charismatiques, se sont retrouvés, et qu’un style nouveau a pu apparaître. Certes, cette dynamique ne peut s’épanouir totalement sans un minimum de temps, elle ne s’est pas faite sans heurts, mais le mouvement est là.
Ce fonctionnement naturel et paisible était comme consacré par le motu proprio de Benoît XVI. On peut dire que c’est grâce à des mouvements comme l’AGSE que le motu proprio est rendu possible aujourd’hui (si on veut bien l’appliquer). Et s’il en était besoin, le document de Benoît XVI donnait aux autorités scoutes catholiques un moyen de plus pour exiger la loyauté totale de toutes les unités dans la vie commune du mouvement.
Générosité et prudence
C’est dire ma tristesse de découvrir que l’œuvre de paix et de réconciliation voulue par le pape ait été reçue par une décision formelle et brutale de fermeture, que le mouvement n’avait jamais pratiquée jusqu’alors. À l’heure où des séminaristes en soutane sont reçus dans des séminaires diocésains, cela sonne comme une régression, et comme un contre-témoignage.
Qu’il faille des « décrets d’application » au motu proprio, pourquoi pas, encore que le document pontifical ait été très précis, ainsi que la lettre du cardinal Hoyos aux dirigeants du mouvement. Mais l’excès de lois tue la loi : pourquoi s’enfermer dans un blocage que les circonstances ne justifiaient nullement ?
Le mouvement ne souhaite pas être associé à une image « identitaire » rigide, figée, fermée ? On ne veut pas enfermer des jeunes dans un modèle trop cloisonné ? De jeunes chefs seraient menacés par la pression de certains parents intégristes ? Soit, mais faisons la part des choses. Une quarantaine d’unités suivent le missel de Jean XXIII (dont une vingtaine dans les seules Yvelines où elles sont aussi minoritaires) : ces unités ont fait la preuve de leur volonté d’intégration loyale au mouvement, tout comme leurs conseillers religieux dans l’Église elle-même ; deux demandes de création d’unités analogues [2] (puis une troisième, me dit-on) ont été faites depuis le motu proprio, autrement dit : rien.
Enfin, il faut raison garder. La ligne directrice ne peut être que celle de l’Église. Le pape dit ouvrez les portes ? On ouvre les portes. Si des invités ne respectent pas le règlement, on sanctionne. C’est affaire de prudence, dans le respect des lois de l’Église. Épisodiquement, on apprend qu’un chef est divorcé-remarié ou que telle cheftaine vit maritalement. Récemment, un commissaire m’a signalé le cas d’un chef de groupe (et son fils !) appartenant à la franc-maçonnerie : ces situations sont incompatibles avec une responsabilité dans un mouvement catholique. Pas besoin d’un vote du Conseil d’administration pour promulguer un arrêté d’exclusion générale. Des parents pratiquent la guerre des rites ? qu’ils changent de groupe. De même, des scouts ou des prêtres qui refuseraient d’assister à une messe selon la forme ordinaire du rite romain dans le cadre d’un rassemblement inter-unités s’excluraient eux-mêmes du mouvement, en raison de leur refus du motu proprio.
L’AGSE a toujours fonctionné ainsi. Qu’il y ait des problèmes, des difficultés, des dérapages, c’est la vie. Mais vouloir vivre la communion de l’Église en éliminant arbitrairement les indésirables, cela relève d’une ecclésiologie étrange. Si les Scouts d’Europe se joignaient à ceux qui veulent enfermer une catégorie de chrétiens dans des réserves d’Indiens, j’aurais honte, tout simplement.
Pourquoi ce passage en force ?
On m’oppose que la décision a été adoptée régulièrement, et qu’elle répond à une nécessité pédagogique. C’est bien là le problème. Voyons les choses de plus près.
À peine plus de la moitié du conseil d’administration a approuvé cette résolution présentée par l’équipe dirigeante, le 6 octobre (13 voix sur 23), sans délibération commune préalable. Les conditions de cette décision parlent d’elles-mêmes et disent assez le manque de sagesse de ceux qui ont voulu l’imposer. Pourquoi en effet avoir voulu traiter la situation nouvelle posée par le motu proprio sans s’appuyer sur un large consensus qui aurait témoigné de l’unité profonde du mouvement autour de son charisme propre dans l’Église ? Le caractère unilatéral et obstiné de cette décision a tellement choqué que depuis, en janvier dernier, une majorité des administrateurs élus par les chefs et cheftaines a refusé sa confiance aux commissaires généraux.
Deux raisons pourraient expliquer cette brutalité, qui ne sont pas incompatibles entre elles : 1/ la preuve d’un complot dangereux, justifiant une mesure de salubrité publique ; 2/ la volonté de transformer autoritairement le mouvement à son insu. La thèse du complot intégriste et des menaces que ferait courir au mouvement un camp conservateur tenté par l’isolement ou la guerre avec la société laïque dans laquelle nous vivons parcourt la longue lettre aux chefs et cheftaines du 11 février. Il est même explicitement évoqué le risque de rupture avec l’Église de France si le rapport moral présenté à l’AG du 15 mars était rejeté [3]. Moi ou le chaos ? Ce n’est guère sérieux.
Les administrateurs qui se sont opposés aux commissaires généraux, ne défendaient pas un rite, mais contestaient un mode de gouvernement autoritaire pour imposer des décisions aux motivations peu claires (cf. le site www.appel-scout.fr).
J’observe que ces administrateurs ne sont pas des têtes brûlées, qu’ils ont été élus et réélus par les chefs et cheftaines de leurs provinces, et que deux commissaires de branche, le commissaire national éclaireur et le commissaire national Route, ont partagé leurs préoccupations dans un courrier adressé à tout le conseil, refusant l’analyse caricaturale de la crise, et la manière dont on a laissé se creuser une telle division. Leur opposition ne peut donc être assimilée à celle d’une frange contestataire, comme elle est évoquée dans un communiqué aux dirigeants des autres associations scoutes françaises [4]. Pire, associer cette opposition aux manœuvres imbéciles d’une poignée d’idéologues intégristes relève de la manipulation.
Deux conceptions du scoutisme chrétien
S’il n’y a pas complot, il y a bien deux conceptions de ce que doit être l’AGSE qui s’opposent, à la fois comme mouvement d’éducation, et comme mouvement catholique. Indépendamment de considérations plus stratégiques ou de pressions extérieures (j’y reviendrai), les motivations de chacun répondent à des logiques différentes. D’un côté, la vie chrétienne est intégrée dans le mouvement comme un élément constitutif de la pédagogie ; de l’autre, c’est la vie scoute, comme méthode pédagogique, qui prend place dans la vie chrétienne de chacun et dans la vie de l’Église. Dans le premier cas, le sens de Dieu est considéré comme un des cinq buts du scoutisme, c’est une dimension de la pédagogie ; dans l’autre, c’est la pédagogie qui est subordonnée au tout de la vie chrétienne.
On voit les conséquences quand il s’agit de mettre en œuvre une instruction romaine (quelle qu’elle soit) : chez les premiers, on subordonne l’enseignement de l’Église à des impératifs pédagogiques : c’est une contrainte règlementaire ; chez les seconds, l’enseignement de l’Église est une condition de la pédagogie : c’est une obligation spirituelle. La distinction est sans doute forcée, mais les deux approches existent bien. Cela n’a pas les mêmes effets. Ainsi, dans la logique de la première approche (primauté de la pédagogie), on nous explique que la création d’un nouveau groupe doit se faire autour de la pédagogie scoute et non d’une spécificité liturgique et que la pratique exclusive de la forme ordinaire du rite relève d’un choix pédagogique (Lettre aux parents, 17 novembre). Cette règle a l’apparence du bon sens, mais on voit mal en quoi la pratique de la forme extraordinaire du rite romain, dans la perspective de Benoît XVI, serait pédagogiquement inacceptable dans un mouvement d’éducation catholique où il s’est d’ailleurs toujours pratiqué (même de manière marginale). Quoiqu’il en soit, les considérants de la décision sont seulement pédagogiques. Cette mise à l’écart traduit un renversement de la hiérarchie entre pédagogie et vie chrétienne.
Ce passage en force peut s’expliquer par la volonté d’assurer une mutation du mouvement qui renforcerait son identité sur des critères pédagogiques, et non spirituels. La méthode scoute classique serait clairement revendiquée (système des patrouilles, non-mixité, uniforme) comme le critère identifiant de l’AGSE, mais sa volonté de ne pas entrer en guerre avec la société laïque dans laquelle nous vivons [5] s’harmoniserait avec un modèle éducatif chrétien qui cloisonnera la vie spirituelle, et prendra délibérément ses distances avec un catholicisme jugé trop décalé. Bref, un nivellement par le bas.
Une crise de l’Église de France
Le plus étonnant, c’est que cette orientation est soutenue par des évêques du Conseil pour la pastorale des enfants et des jeunes, qui n’hésitent pas à prendre parti, au risque de consacrer une division regrettable en elle-même. S’il s’agit d’un conflit interne d’ordre temporel, l’inopportunité est manifeste ; s’il s’agit d’un enjeu d’ordre spirituel, on est obligé de considérer l’affaire sous l’angle canonique, dans toute sa complexité, et d’admettre qu’il y a aussi un désaccord entre des évêques et le Saint-Siège, alors que le cardinal Hoyos, président de la commission chargée de veiller à l’observance et à l’application du motu proprio (art. 12) a demandé formellement et directement aux dirigeants de l’AGSE de reconsidérer leur position [6].
Les réticences de plusieurs évêques français à l’application du motu proprio sont connues. Des évêques assument même leur opposition du document droit dans les yeux, pour des raisons historiques qui rejoignent les confusions observées dans l’analyse de certains sur le monde traditionnaliste. Mais tout comme l’actuelle division des Scouts d’Europe ne tourne pas fondamentalement autour d’une question de rite, de même le soutien apporté par quelques évêques aux commissaires généraux va au-delà de la question du motu proprio et procède d’une volonté de repenser les relations entre le mouvement scout et la hiérarchie épiscopale.
Logiquement, cette volonté peut avoir au moins deux points d’application : 1/ la nomination des conseillers religieux, sur un modèle qui rappelle celui de la vieille Action catholique, dont le choix échapperait à l’initiative des laïcs ; 2/ les relations avec les autres mouvements scouts catholiques.
L’intérêt pressant de l’épiscopat pour les Scouts d’Europe est une bénédiction. C’est aussi un juste retour des choses. Avec 27 000 membres, le mouvement est devenu l’un des principaux pourvoyeurs de vocations sacerdotales à l’Église de France. Après avoir été longtemps ostracisés pour ne pas être assez dans l’air du temps, les scouts et guides d’Europe deviennent l’objet de toutes les attentions. Ils sont aussi une clé pour l’avenir, mais une clé qui dérange aux entournures.
Ainsi, la proportion de conseillers religieux membres de communautés nouvelles ou monastiques agace (elle serait une menace pour les vocations diocésaines). Dans un diocèse du sud de la France, on a vu un vicaire général opposer son veto à la nomination d’un dominicain [7]. De même, la culture assez peu cléricale qui s’est forgée dans les nouveaux mouvements depuis Vatican II, avec les conséquences sur le profil des jeunes prêtres issus des Scouts d’Europe, s’accomode mal avec la tendance au dirigisme du clergé français. Il est donc aisé d’imaginer que la perspective fantasmatique de voir les Scouts d’Europe servir de terrain de chasse à des prêtres hors-contrôle (par exemple des abbés de la Fraternité St-Pierre) en fait trembler plus d’un.
Les relations avec les autres associations de scoutisme catholique constituent aussi un autre point d’application des relations entre épiscopat et AGSE. Les évêques n’aiment pas le désordre et la division, et ils ont raison. Mais l’excès de disparités culturelles entre mouvements catholiques est mal perçu, quand ce n’est pas la diversité elle-même qui est considérée comme un défaut. Dans cet esprit, le modèle idéal serait 1/ la répartition des différences entre Scouts d’Europe, Scouts unitaires et Scouts de France sur des options pédagogiques, 2/ l’uniformité dans l’expression religieuse, et les relations avec l’épiscopat.
Or les dirigeants actuels de l’AGSE semblent faire tout ce qu’ils peuvent pour aller dans cette direction : enracinement dans la différence pédagogique, cloisonnement de la dimension spirituelle, concentration des pouvoirs sur les questions religieuses (nomination des conseillers religieux, contrôle du choix des lieux de cultes). Les deux grandes idées développées dans la résolution du 6 octobre ne disaient rien d’autre : l’unité pédagogique du mouvement et l’unité du scoutisme avec les autres associations passent par l’adoption exclusive de la forme ordinaire du rite romain.
L’esprit de renouveau
Quoiqu’on pense de telle ou telle forme du rite, avec tout le respect que j’ai pour les préférences épiscopales dans l’organisation du scoutisme en France, cette orientation risque de nuire à tous. Elle est en rupture avec l’histoire du mouvement des Guides et Scouts d’Europe et son identité profonde. C’est dans la liberté de son engagement au service de l’Église que sa fécondité spirituelle et humaine a grandi. La santé de l’Église de France a besoin de cette liberté. Aujourd’hui, on veut brider sa créativité, caporaliser sa spiritualité.
Quand je découvre que des chefs ont été empêchés d’organiser des camps à l’abbaye bénédictine de Randol, où se sont tenus tant de sessions de formation du mouvement, de retraites, de camps ou de pèlerinages, je suis écrasé par cette trahison [8]. J’ai beau savoir que ce type d’interdiction est canoniquement indéfendable (soumettre à condition l’accès à un culte catholique, même si les instances dirigeantes du mouvement ont réduit leurs exigences — à titre conservatoire), je suis blessé par l’orientation qui a été prise, c’est une déchirure dans l’unité de notre histoire.
Puisse cet accroc dans le manteau du Peuple de Dieu être réparé sans tarder, c’est mon voeu le plus cher, pour le bien de nos enfants, et de l’Église de France tout entière.
Nous t’en prions, Seigneur,
nous qui allons du passé vers ce qui est nouveau,
fais-nous quitter ce qui ne peut que vieillir,
mets en nous un esprit de renouveau et de sainteté [9].
Philippe de Saint-Germain, RS,
ancien chef du clan Saint Paul, Versailles.
Version mise à jour le 13 mars 2008, après précisions apportées par des correspondants.
NOTES
[1] Lettre du pape pour présenter le motu proprio Summorum pontificum aux évêques, 7 juillet 2007.
[2] Le plus fort est que ces demandes ont été faites avec l’accord de l’évêque du lieu.
[3] Citation : Alors que l’équipe nationale et le mouvement tout entier disposent d’un soutien affirmé, constant et sans ambiguïté de l’Église, un vote négatif, dans le contexte actuel, aurait pour conséquence de ternir, voire même de geler nos liens avec l’Église, tissés petit à petit depuis de nombreuses années et surtout depuis 1998.
[4] En 2004, 2 % des chefs et cheftaines rejetaient le rapport moral. En 2005, ils étaient 11 %, en 2006 20%, en 2007 33%.
[5] Lettre des commissaires généraux aux cadres du mouvement, 11 février 2008.
[6] En réponse à la lettre de soixante jeunes conseillers religieux du mouvement, la plupart prêtres diocésains. Les évêques de la commission ont tout de même obtenu que la question ne soit pas d’appliquer ou non le motu proprio, mais de savoir comment il fallait l’appliquer, ce qui est un changement considérable. Leur préoccupation serait purement pastorale, mais leur intervention indispensable pour décider ou non de revenir sur une ouverture pratiquée par des laïcs dans le cadre de leur mission éducative et qui serait devenue inopportune à la faveur du motu proprio (précision du 13/03/08).
[7] Ce religieux, théologien réputé, était manifestement indésirable au seul motif qu’il était religieux, ce qui paraît relever d’une discrimination abusive, bien peu chrétienne. Le code de droit canonique prévoit : « L’association privée de fidèles laïcs peut librement se choisir un conseiller spirituel, si elle le désire, parmi les prêtres exerçant légitimement le ministère dans le diocèse ; celui-ci a cependant besoin d’être confirmé par l’Ordinaire du lieu » (can. 324, 2).
[8] Il suffit de rappeler que c’est à Randol qu’est née l’idée du Congrès national des apôtres pour l’an 2000 (Versailles, 1988) avec les interventions du père Daniel-Ange ou du père Guy Gilbert, que c’est à Randol qu’a été pensée l’organisation des Pèlerins pour l’an 2000 (Compostelle, 1989) adoptée par une trentaine de diocèses pour rejoindre Jean Paul II aux premières JMJ hors de Rome (JCS), et que les Scouts d’Europe jouèrent un rôle central dans ces initiatives de la génération Jean Paul II, pour prendre la mesure du scandale (l’expression « génération Jean Paul II » est apparue pour la première fois dans le vocabulaire français dans un article du Monde relatant le congrès de Versailles).
[9] Oraison du vendredi de la IVe semaine du temps de carême.