LE RESPECT des « valeurs » a émaillé le débat entre catholiques français durant la campagne de l’élection présidentielle. C’est heureux, tant la perte des finalités obscurcit aujourd’hui les esprits dominés par le souci du « faire » et le suivisme de l’opinion.
On ne sait plus d’où l’on vient, qui on est, donc ce que l’on veut vraiment. Mais la réduction de l’enseignement moral de l’Église à quelques slogans, elle, est malheureuse.
Les principes éthiques ne sont pas démocratiques
Ainsi, l’incantation des « principes non-négociables » à tout bout de champ pour choisir ou non les candidats sans saisir la réalité pré-politique de ces valeurs qui fondent la vie commune (ce que Benoît XVI vient de rappeler précisément [1]), conduit à ce paradoxe qu’on livre l’autorité des principes du bien moral au verdict de la sanction démocratique. Et donc, au nom de la lutte contre le relativisme, on en vient à conforter la dépendance des valeurs aux lois de la majorité.
Le choix d’un candidat, ce n’est pas la participation à la définition du bien et du mal, ou même le refus de participer à cette définition au prétexte que le candidat du bien n’existe pas. Le bien non-négociable ne se négocie pas, il ne se marchande pas, il ne s’additionne pas. Bref, il ne relève pas de l’élection. Ce qui relève de l’élection, c’est le soutien à la mise en œuvre des moyens — et des hommes — qui vont permettre de progresser dans les pesanteurs du réel politique et social, vers la reconnaissance et le respect des valeurs qui ne se négocient pas.
L’essentiel est ici de tenir le cap [2], et c’est toute la difficulté : accepter les limites du politique pour aider la société à progresser vers le bien, sans renoncer à aucun moyen, chaque jour, pour agir en ce sens.
Le simplisme est une folie
Évidemment, la simplicité du critère moral absolu a ses vertus, mais le simplisme est une folie. Cela ne rend pas service à la vérité de la responsabilité politique des catholiques, et aux contraintes de l’engagement chrétien. Faut-il encore le rappeler ? le moralisme est une perversion de la morale, et le plaquage des bons principes sur le réel politique, autrement dit sur le champ du possible, est une caricature des exigences de la prudence, droite ligne de l’action.
Demeurer dans le réel et son ingratitude, c’est une priorité non-négociable du chrétien. C’est même le prix de l’espérance. C’est enfin une mission pour le monde d’aujourd’hui. Pour lutter contre les tentations idéalistes qui parcourent les sociétés sans Dieu dont la politique est la seule espérance, il faut revenir à l’humilité de la raison.
Ratzinger : « La morale politique, c’est le compromis »
En illustration de cette exigence particulière, souvenons-nous de cette réflexion du cardinal Joseph Ratzinger, tirée d’une homélie prononcée en 1981 pour les députés du Bundestag [3] :
« Le premier service que rend la foi chrétienne à la politique consiste à libérer l’homme de l’irrationalité des mythes politiques, la véritable menace de notre temps.
Mais il est toujours très difficile de défendre la mesure dans la réalisation de ce qui est possible et de ne pas réclamer d’un cœur ardent ce qui est impossible ; la voix de la raison est moins forte que le cri de la déraison.
Exiger ce qui est grand a tout l’attrait de la moralité ; en revanche, se limiter à ce qui est possible, semble être un renoncement à la passion de la moralité, c’est le pragmatisme du pusillanime. Mais en réalité, la morale politique consiste justement à résister à la séduction des grandes paroles, sur la base desquelles on joue avec l’humanité de l’homme et avec ses possibilités.
Ce qui est moral, ce n’est pas le moralisme aventurier qui veut réaliser lui-même l’œuvre de Dieu, mais l’honnêteté qui accepte les mesures de l’homme et réalise, en elles, l’œuvre de l’homme.
Ce n’est pas l’absence de tout compromis, mais le compromis lui-même, qui constitue la véritable morale en matière politique. »
[1] Discours sur le droit moral naturel, 12 février 2007.
[2] « Ce qui est premier dans l’ordre d’intention, est dernier dans l’ordre d’exécution » dit saint Thomas d’Aquin. D’où l’importance d’être intransigeant sur les finalités, et de ne pas céder sur les objectifs pour éclairer son engagement au service de l’élévation morale de la société.
[3] Église, Œcuménisme et Politique, Fayard, 1987, p. 200.