DOCUMENT | Les effets sociaux d’une conception relativiste du pluralisme sont tels que les catholiques ne peuvent plus prendre le risque de brouiller les consciences avec des compromis hasardeux. La vie chrétienne commande de défendre par son exemple, de manière juste, cohérente et proportionnée, la finalité éthique de l’ordre politique. Voici le document de référence des catholiques sur leur responsabilité dans la cité. Voulu par le pape Jean-Paul II, il a été signé par le cardinal Razinger en novembre 2002.
À PROPOS DE QUESTIONS SUR L’ENGAGEMENT ET LE COMPORTEMENT DES CATHOLIQUES DANS LA VIE POLITIQUE
I– Un enseignement constant
- En deux mille ans d’histoire, l’engagement du chrétien dans le monde s’est réalisé de manières diverses. L’une d’elles a été la participation à l’action politique : les chrétiens, affirmait un écrivain ecclésiastique des premiers siècles, « participent à la vie publique comme citoyens[1]». L’Église vénère, parmi ses saints, bien des hommes et des femmes qui ont servi Dieu par leur engagement généreux dans les activités politiques et de gouvernement. Parmi ceux-ci, S. Thomas More, proclamé Patron des gouvernants et des politiciens, a su témoigner jusqu’à la mort « la dignité inaliénable de la conscience[2]». Il a refusé tout compromis, bien que soumis à diverses formes de pression psychologiques. Sans renier « la fidélité constante à l’autorité et aux institutions légitimes » qui l’avait distingué, il a affirmé par sa vie et sa mort, que « l’homme ne peut séparer de Dieu, ni la politique, ni la morale[3] ».
Les sociétés démocratiques actuelles, où demeure appréciable le fait que tous participent à la gestion de la « chose publique » dans un climat de vraie liberté[4], demandent des formes de participation à la vie publique nouvelles et plus larges de la part des citoyens qu’ils soient chrétiens ou non chrétiens. En effet, tous peuvent contribuer, par leur vote, à l’élection des législateurs et des gouvernants. Ils peuvent aussi par d’autres moyens participer à l’élaboration des orientations politiques et des choix législatifs qui, selon eux, servent le mieux le bien commun[5]. La vie, dans un système politique démocratique, ne pourrait se dérouler de manière profitable sans un engagement actif, responsable et généreux de tous. Encore que cela implique « une diversité et une complémentarité des formes, des niveaux, des devoirs et des responsabilités[6] ».
« Les fidèles laïcs qui, guidés par la conscience chrétienne[7] », accomplissent les devoirs civils communs selon les valeurs conformes à cette conscience, accomplissent aussi leur tâche d’animer chrétiennement l’ordre temporel. Ils en respectent la nature et la légitime autonomie[8]. Ils coopèrent avec les autres citoyens, selon leur compétence de laïcs et sous leur propre responsabilité[9]. Il résulte de cet enseignement fondamental du Concile Vatican II que « les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la “politique”. C’est-à-dire à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle qui a pour but de promouvoir organiquement, et par les institutions, le bien commun[10] ». Ce bien commun inclut la défense et la promotion de réalités telles que l’ordre public et la paix, la liberté et l’égalité, le respect de la vie humaine et de l’environnement, la justice, la solidarité, etc.
La présente Note ne prétend pas proposer de nouveau l’entièreté de l’enseignement de l’Église sur le sujet ; celui-ci a d’ailleurs été résumé pour l’essentiel dans le Catéchisme de l’Église catholique. Elle veut simplement rappeler quelques principes qui inspirent la conscience chrétienne, dans l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques[11]. En effet, ces derniers temps, le cours rapide des événements a souvent provoqué l’émergence d’orientations ambiguës et de positions contestables, qui rendent utile la clarification de dimensions et d’aspects importants de cette thématique.
II- Quelques points essentiels dans le débat culturel et politique actuel
- La société civile se trouve aujourd’hui dans un processus culturel complexe qui signale la fin d’une époque et l’incertitude pour les temps nouveaux qui pointent à l’horizon. Les grandes conquêtes auxquelles on assiste, invitent à vérifier quel cheminement positif l’humanité a accompli dans le progrès et dans l’acquisition de conditions de vie plus humaines. La croissance de responsabilité vis-à-vis des pays encore en voie de développement est certainement un signe de grande importance. Ceci démontre la sensibilité croissante pour le bien commun. Il n’est cependant pas possible de taire, à ce propos, les graves dangers de certaines tendances culturelles, qui, par le biais des législations, voudraient orienter les comportements des futures générations.
On constate aujourd’hui un certain relativisme culturel qui se révèle dans sa nature comme un système et une défense d’un pluralisme éthique favorable à la décadence et à la dissolution de la raison et des principes de la loi morale naturelle. Suite à cette tendance, il n’est malheureusement pas rare de rencontrer, dans des déclarations publiques, des assertions qui soutiennent qu’un tel pluralisme éthique est la condition de la démocratie[12]. Il en résulte d’une part, que les citoyens revendiquent, pour leurs propres choix moraux, la plus complète autonomie, tandis que de l’autre, les législateurs se voient obligés de respecter cette liberté de choix. À ce propos, ils formulent des lois qui font fi des principes de l’éthique naturelle et sont plutôt soumises à des orientations culturelles ou morales transitoires[13], comme si toutes les conceptions possibles de la vie avaient une égale valeur. En même temps, on invoque de manière trompeuse la valeur de la tolérance, et on demande à une bonne partie des citoyens — entre autres aux catholiques — de renoncer à participer à la vie sociale et politique de leur propre pays selon la conception de la personne et du bien commun qu’ils pensent humainement vraie et juste, la conception qu’ils pensent devoir être réalisée par les moyens permis, légalement mis à la disposition de tous les membres de la communauté politique par le système juridique démocratique. Ils ont raison les citoyens qui jugent complètement fausse la thèse relativiste selon laquelle une norme morale enracinée dans la nature même de l’être humain n’existe pas. L’histoire du XXe siècle l’a montré. Toute conception de l’homme, du bien commun, de l’État doit se soumettre au jugement de cette norme morale.
- Cette conception relativiste du pluralisme n’a rien à voir avec la légitime liberté qu’ont les citoyens catholiques de choisir, parmi les opinions politiques compatibles avec la foi et la loi morale naturelle, celle qui correspond le mieux aux exigences du bien commun, selon leurs critères propres. La liberté politique n’est pas fondée sur l’idée relativiste selon laquelle toutes les conceptions du bien de l’homme ont la même vérité et la même valeur. Elle ne peut être fondée là-dessus, mais plutôt sur le fait que les activités politiques visent, au coup par coup, à des réalisations extrêmement concrètes du vrai bien humain et social, dans un contexte historique, géographique, économique, technologique et culturel bien déterminé. La réalisation concrète et la diversité des circonstances engendrent généralement une pluralité d’orientations et de solutions. Cependant, celles-ci doivent être moralement acceptables. Il n’appartient pas à l’Église de formuler des solutions concrètes — et encore moins des solutions uniques — pour des questions temporelles que Dieu a laissées au jugement, libre et responsable, de chacun. Par contre, quand la foi et la loi morale le requièrent[14], elle a le droit et le devoir d’exprimer des jugements moraux sur des réalités temporelles. Si le chrétien est tenu « d’admettre la légitime multiplicité et diversité des options temporelles[15]», il est aussi appelé à s’opposer à une conception du pluralisme adaptée au relativisme moral et nocive à la vie démocratique elle-même. La vie démocratique a besoin de fondements vrais et solides, c’est-à-dire de principes éthiques que leur nature et leur rôle de fondement de la vie sociale rendent non « négociables ».
Sur le plan de la « militance » politique concrète, il faut noter le caractère contingent de certains choix sociaux, le fait que souvent diverses stratégies sont possibles pour réaliser ou garantir une même valeur fondamentale, la possibilité d’interpréter de manière différente certains principes qui sont à la base de la théorie politique, et aussi la complexité technique d’une bonne partie des problèmes politiques ; tout cela explique le fait qu’il puisse y avoir généralement une pluralité de partis à l’intérieur desquels les catholiques puissent choisir de militer, pour exercer, — surtout à travers la représentation parlementaire — leur droit-devoir de participer à la construction de la vie civile de leur pays[16]. Ce constat évident ne peut cependant être confondu avec un pluralisme indéterminé dans le choix des principes moraux et des valeurs fondamentales auxquels on se réfère. La légitime pluralité des options temporelles garde intacte la matrice dont provient l’engagement des catholiques dans la politique, et celle-ci renvoie directement à la doctrine morale et sociale chrétienne. C’est à cet enseignement que les laïcs catholiques doivent toujours se confronter pour être certains qu’une responsabilité cohérente vis-à-vis des réalités temporelles marque leur participation à la vie politique.
L’Église est consciente que la voie de la démocratie si, d’un côté, elle exprime le mieux la participation directe des citoyens aux choix politiques, n’est possible, de l’autre côté, que dans la mesure où elle est fondée sur une juste conception de la personne [17]. Sur ce principe l’engagement des catholiques ne peut céder à aucun compromis. Sinon, c’est le témoignage de la foi chrétienne dans le monde qui serait atteint, ainsi que l’unité et la cohérence intérieure des fidèles eux-mêmes. La structure démocratique sur laquelle se construit un État moderne, serait plutôt fragile si elle ne prenait pas comme fondement la centralité de la personne. De fait, seul le respect de la personne rend possible la participation démocratique. Comme l’enseigne le Concile Vatican II, « la garantie des droits de la personne est, en effet, une condition indispensable pour que les citoyens, individuellement ou en groupe, puissent participer activement à la vie et à la gestion des affaires publiques[18] ».
- Ainsi, les problématiques actuelles se déploient en une intrication complexe, qui est sans commune mesure avec les thématiques des siècles passés. Le progrès de la science a, en effet, permis d’atteindre des objectifs qui ébranlent les consciences et obligeraient à trouver des solutions capables de respecter les principes éthiques d’une manière cohérente et solide. Par contre, on assiste à des tentatives de législation qui veulent briser l’intangibilité de la vie humaine et qui ne se soucient pas des conséquences qui en dérivent dans la formation de la culture et des comportements sociaux, pour l’existence et l’avenir des peuples.
Les catholiques ont le droit et le devoir d’intervenir dans ce déferlement, pour rappeler au sens le plus profond de la vie et à la responsabilité qui incombe à tous en cette matière. Dans la continuité de l’enseignement constant de l’Église, Jean Paul II a maintes fois répété que ceux qui sont engagés directement dans les instances législatives ont « une obligation grave et précise de s’opposer » à toute loi qui s’avère un attentat à la vie humaine. Pour eux, comme pour tout catholique, existe l’impossibilité de participer à une campagne en leur faveur, et il n’est permis à personne de les soutenir par son vote[19]. Comme l’a enseigné le Pape lui-même, dans la Lettre encyclique Evangelium vitae, à propos du cas où il ne serait pas possible de conjurer ou d’abroger complètement une loi abortiste déjà en vigueur ou mise aux voix, cela n’empêche pas qu’un parlementaire dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, puisse licitement apporter son soutien à des propositions visant à « limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique[20] ».
Dans ce contexte, il est nécessaire d’ajouter que la conscience chrétienne bien formée ne permet à personne de favoriser par son vote la mise en acte d’une loi ou d’un programme politique, dans lequel les contenus fondamentaux de la foi et de la morale sont détruits par la présence de propositions qui leurs sont alternatives ou opposées. Parce que la foi est constituée comme une unité infrangible, il n’est pas logique d’isoler un de ses éléments au détriment de la totalité de la doctrine catholique. L’engagement politique en faveur d’un aspect isolé de la doctrine sociale de l’Église ne suffit pas à épuiser la responsabilité pour le bien commun. Le catholique ne peut penser non plus à déléguer à d’autres l’engagement chrétien qu’il a reçu de l’Évangile de Jésus-Christ, pour que la vérité sur l’homme et sur le monde puisse être annoncée et rejointe.
Quand l’action politique se confronte avec des principes moraux qui ne permettent pas de dérogation, d’exception, ni aucun compromis, alors l’engagement politique des catholiques devient plus évident et chargé de responsabilités. En face de ces exigences éthiques fondamentales, auxquelles on ne peut renoncer, les chrétiens doivent savoir en effet qu’est en jeu l’essence de l’ordre moral, qui concerne le bien intégral de la personne. C’est le cas, par exemple, des lois civiles en matière d’avortement et d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renoncement à l’acharnement thérapeutique, qui du point de vue moral est aussi légitime). Ces lois doivent protéger le droit primordial à la vie à partir de la conception jusqu’à son terme naturel. De la même manière, il faut rappeler le devoir de respecter l’embryon humain et de protéger ses droits. De façon analogue, il faut sauvegarder la protection et la promotion de la famille, fondée sur le mariage monogame entre personnes de sexe différent, et la préserver dans son unité et sa stabilité, en face des lois modernes sur le divorce : d’autres formes de convivence ne peuvent lui être égalées juridiquement en aucune manière, ni recevoir en tant que telles une reconnaissance légale. De même, la garantie de la liberté d’éducation des enfants est un droit inaliénable des parents, reconnu entre autres par les Déclarations internationales des droits de l’homme. On devrait penser aussi à la protection sociale des mineurs et à la libération des victimes des formes modernes d’esclavage (par exemple, la drogue et l’exploitation de la prostitution). On ne peut exclure de cette liste le droit à la liberté religieuse et le développement dans le sens d’une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité, qui veut que « les droits de toutes les personnes, des familles et des groupes, ainsi que leur exercice, soient reconnus, respectés et valorisés[21] ». Comment ne pas voir, enfin, dans cette exemplification le grand thème de la paix. Une vision irénique et idéologique tend, parfois, à séculariser la valeur de la paix, tandis que dans d’autres cas, on entérine un jugement éthique sommaire, oubliant la complexité des raisons en cause. La paix est toujours « œuvre de la justice et effet de la charité[22] », elle exige le refus radical et absolu de la violence et du terrorisme et demande un engagement constant et attentif de la part de ceux qui ont la responsabilité politique.
III- Principes de la doctrine catholique sur la laïcité et le pluralisme
- S’il est permis de penser à l’utilisation d’une pluralité de méthodologies reflétant des sensibilités et des cultures différentes en face de ces problématiques, aucun fidèle chrétien ne peut certes en appeler au principe du pluralisme et de l’autonomie des laïcs en politique pour favoriser des solutions de compromis qui compromettent ou atténuent la sauvegarde des exigences éthiques fondamentales pour le bien commun de la société. En soi, il ne s’agit pas de « valeurs confessionnelles ». En effet ces exigences éthiques s’enracinent dans l’être humain et appartiennent à la loi morale naturelle. Elles n’exigent pas que celui qui les défend professe la foi chrétienne, même si la doctrine de l’Église les confirme et les protège toujours et partout, comme service désintéressé à la vérité sur l’homme et au bien commun de la société civile. D’autre part, on ne peut nier que la politique doit aussi se référer à des principes qui possèdent une valeur absolue justement parce qu’ils sont au service de la dignité de la personne et du vrai progrès humain.
- L’appel, qui revient souvent, à propos de la « laïcité » et qui devrait guider l’engagement des catholiques, demande une clarification, et pas seulement au niveau terminologique. La promotion en conscience du bien commun de la société politique n’a rien à voir avec le « confessionnalisme » ou l’intolérance religieuse. Pour la doctrine morale catholique, la laïcité est comprise comme une autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique, — mais pas par rapport à la sphère morale. C’est une valeur, reconnue par l’Église, que l’on acquiert et qui fait partie du patrimoine de civilisation[23]. Jean Paul II a mis en garde plusieurs fois contre les périls qu’entraîne toute confusion entre la sphère religieuse et la sphère politique. « Elles sont très délicates les situations dans lesquelles une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l’État, sans que l’on tienne suffisamment compte de la distinction entre les compétences religieuses et celles de la société politique. En fait, identifier la loi religieuse avec la loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et même limiter ou nier d’autres droits humains inaliénables[24]». Tous les fidèles sont bien conscients que les actes spécifiquement religieux (profession de la foi, accomplissement des actes de culte ou des sacrements, doctrines théologiques, communication entre les autorités religieuses et les fidèles, etc.) tombent hors de la compétence de l’État. Ce dernier ne doit pas s’en mêler, il ne peut en aucune manière y obliger ou les empêcher, en dehors des exigences fondées sur l’ordre public. La reconnaissance des droits civils et politiques et la répartition des services publics ne peuvent dépendre de convictions ou prestations de nature religieuse de la part des citoyens.
Les citoyens catholiques ont le droit et le devoir, comme tous les autres, de rechercher sincèrement la vérité, de promouvoir et de défendre par tous les moyens licites, les vérités morales sur la vie sociale, la justice, la liberté, le respect de la vie et les autres droits de la personne. Le fait que certaines de ces vérités soient aussi enseignées par l’Église ne réduit en rien la légitimité civile et la laïcité de l’engagement de ceux qui se reconnaissent en elles, indépendamment du rôle joué par la recherche rationnelle et la confirmation reçue de la foi, dans la manière de les connaître. La « laïcité », en effet, désigne en premier lieu l’attitude de celui qui respecte les vérités qui procèdent de la connaissance naturelle sur l’homme vivant en société. Peu importe que ces vérités soient enseignées aussi par telle ou telle religion particulière puisque la vérité est une. Ce serait une erreur de confondre la juste autonomie que les catholiques doivent avoir en politique, avec la revendication d’un principe indépendant de l’enseignement moral et social de l’Église.
Par son intervention dans ce domaine, le Magistère de l’Église ne veut pas exercer un pouvoir politique ni éliminer la liberté d’opinion des catholiques sur des questions contingentes. Il veut au contraire — comme c’est son devoir — former et illuminer la conscience des fidèles, surtout quand ils se consacrent à un engagement dans la vie politique pour que leur action reste toujours au service de la promotion intégrale de la personne et du bien commun. L’enseignement social de l’Église ne constitue pas une ingérence dans le gouvernement des différents pays. Il propose certainement un devoir moral de cohérence pour les fidèles laïcs, à l’intérieur de leur conscience, une et unique.
« Dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles, d’un côté la vie qu’on nomme « spirituelle » avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite « séculière », c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles. Le sarment greffé sur la vigne qui est le Christ, donne ses fruits en tout secteur de l’activité et de l’existence. Tous les secteurs de la vie laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme le « lieu historique » de la révélation et de la réalisation de la charité de Jésus-Christ à la gloire du Père et au service des frères. Toute activité, toute situation, tout engagement concret — comme, par exemple, la compétence et la solidarité dans le travail, l’amour et le dévouement dans la famille et dans l’éducation des enfants, le service social et politique, la présentation de la vérité dans le monde de la culture — tout cela est occasion providentielle pour « un exercice continuel de la foi, de l’espérance et de la charité » » [25].
Vivre et agir politiquement en conformité avec sa conscience ne revient pas à entériner servilement des positions étrangères à l’engagement politique ou à une forme de confessionnalisme. C’est plutôt, l’expression par laquelle les chrétiens offrent leur contribution cohérente pour qu’à travers la politique s’instaure un ordre social plus juste et plus adéquat à la dignité de la personne humaine.
Dans les sociétés démocratiques, toutes les propositions sont librement évaluées et discutées. Ils entérineraient une forme de laïcisme intolérant, ceux qui, au nom de la conscience individuelle, voudraient voir dans le devoir moral qu’ont les chrétiens d’être cohérents avec leur conscience, un signal pour les disqualifier politiquement et leur refuser le droit d’agir en politique conformément à leurs convictions sur le bien commun. Dans cette perspective, on nierait non seulement toute importance politique et culturelle à la foi chrétienne, mais aussi la possibilité même d’une éthique naturelle. S’il en était ainsi, la voie serait ouverte à une anarchie morale qui ne pourrait jamais être identifiée avec aucune forme de pluralisme légitime. La domination du plus fort sur le faible serait la conséquence évidente d’un tel choix de société. D’autre part, la marginalisation politique du christianisme ne pourrait servir à l’avenir d’une société telle qu’on en fait le projet, ni à la concorde entre les peuples. Au contraire, cela minerait les fondements mêmes de la civilisation au niveau culturel et spirituel[26].
IV- Considérations sur des aspects particuliers
- Dans des circonstances récentes, il est arrivé que, même à l’intérieur d’associations ou d’organisations politiques chrétiennes, émergent des orientations en faveur de forces et mouvements politiques qui ont pris, sur des questions politiques fondamentales, des positions contraires à l’enseignement moral et social de l’Église. De tels choix et leur ratification, parce qu’ils sont en contradiction avec des principes fondamentaux de la conscience chrétienne, ne sont pas compatibles avec l’appartenance à des associations ou à des organisations qui se définissent comme catholiques. De manière analogue, il faut relever que, dans certains pays, des revues et des périodiques catholiques ont donné à leurs lecteurs une orientation ambiguë et incohérente, à l’occasion de choix politiques. Ils ont interprété de manière équivoque le sens de l’autonomie catholique en politique, sans prendre en considération les principes auxquels on devrait se référer.
La foi en Jésus-Christ, qui s’est défini lui-même comme « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6), demande aux chrétiens un effort pour s’insérer, avec un engagement majeur, dans la construction d’une culture qui, sous l’inspiration de l’Évangile, propose à nouveau le patrimoine de valeurs et le contenu de la Tradition catholique. La nécessité de présenter, en termes contemporains, le fruit de l’héritage spirituel, intellectuel et moral du catholicisme, paraît aujourd’hui marquée par une urgence qu’on ne peut reporter. Sinon, on risquerait une dispersion culturelle des catholiques. D’ailleurs, la densité culturelle acquise et la maturité d’expérience de l’engagement politique que les catholiques ont réussi à développer, dans divers pays, surtout dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, ne peuvent susciter en eux aucun complexe d’infériorité en face d’autres propositions dont l’histoire récente a démontré la faiblesse ou l’échec radical. Il ne faut pas penser, ce serait réducteur, que l’engagement des catholiques puisse se limiter à une simple transformation des structures. En effet, si à la base il n’y a pas une culture capable de recevoir, de justifier et de transformer en projets les exigences qui dérivent de la foi et de la morale, les transformations reposeront toujours sur des fondements fragiles.
La foi n’a jamais prétendu emboutir dans un schéma rigide les contenus sociaux-politiques. Elle est consciente que la dimension historique du vécu de l’homme impose de tenir compte de situations imparfaites et souvent en rapide mutation. Dans cette ligne, il faut rejeter les positions politiques et les comportements inspirés d’une vision utopiste. Cette vision, transformant la tradition de la foi biblique en une espèce de prophétisme sans Dieu, instrumentalise le message religieux, en dirigeant la conscience vers une espérance seulement terrestre qui annule ou réduit la tension chrétienne vers la vie éternelle.
En même temps, l’Église enseigne qu’il n’existe pas d’authentique liberté sans la vérité. « La vérité et la liberté se conjuguent ensemble, ou bien elles périssent misérablement ensemble », a écrit Jean Paul II[27]. Dans une société où la vérité n’est pas recherchée, où on ne cherche pas à la rejoindre, toute forme d’exercice authentique de la liberté est aussi affaiblie. Cela ouvre la voie à un libertinisme[a] et à un individualisme qui nuisent à la protection du bien de la personne et de la société entière.
- À ce propos il est bon de rappeler une vérité qui n’est pas toujours perçue et n’est pas formulée comme il se doit dans l’opinion publique commune : le droit à la liberté de conscience et spécialement à la liberté religieuse, proclamé par la Déclaration Dignitatis humanae du Concile Vatican II, se fonde sur la dignité ontologique de la personne humaine, et non certes sur une égalité entre les religions, ou entre les systèmes culturels humains[28]. Cette égalité n’existe pas. Dans la même ligne, le Pape Paul VI a affirmé que « le Concile ne fonde en aucune manière ce droit à la liberté religieuse sur le fait que toutes les religions et toutes les doctrines, même erronées, auraient une valeur plus ou moins égale ; il le fonde, au contraire, sur la dignité de la personne humaine, qui requiert de n’être pas soumise à des contraintes extérieures qui tendent à opprimer la conscience dans sa recherche de la vraie religion et sa soumission à celle-ci[29]». L’affirmation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse ne contredit donc pas du tout la condamnation de l’indifférentisme et du relativisme religieux de la part de la doctrine catholique[30]; au contraire elle est pleinement cohérente avec elle.
V- Conclusion
- Les orientations données dans cette Note veulent éclairer un des aspects les plus importants de l’unité de la vie chrétienne, rappelée par le Concile Vatican II : la cohérence entre la foi et la vie, entre l’Évangile et la culture. Le Concile exhorte les fidèles à « remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future, croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir pressant ». Que les fidèles soient désireux de pouvoir « mener leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains et familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu[31]».
Le Souverain Pontife Jean Paul II, durant l’audience du 21 novembre 2002, a approuvé et ordonné la publication de cette Note, qui avait été décidée par la Session ordinaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
Rome, au siège de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le 24 novembre 2002, Solennité du Christ Roi de l’Univers.
+ Joseph Card. Ratzinger,
préfet.
+ Tarcisio Bertone, s.d.b.
archevêque émérite de Verceil, secrétaire.
Nota :
[a] « Libertinisme » (libertinismo en italien), est traduit dans la Documentation catholique par « attitude libertaire ». Le texte original de la Note doctrinale est disponible sur http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20021124_politica_fr.html (Ndlr).
NOTES
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[1]. Lettre à Diognète, 5,5. Cf. aussi Catéchisme de l’Église Catholique, n. 2240.
[2]. Jean Paul II, Lett. apost. Motu proprio pour la proclamation de S. Thomas More Patron des Gouvernants et des Politiciens, n. 1, AAS 93 (2001) 76-80.
[3]. Ibid. , n. 4.
[4]. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 31 ; Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1915.
[5]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 75.
[6]. Jean Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici, n. 42, AAS 81 (1989)393-521. La présente note doctrinale se rapporte évidemment à l’engagement politique des fidèles laïcs. Les Pasteurs ont le droit et le devoir de proposer les principes moraux également sur l’ordre social ; « toutefois la participation active dans les partis politiques est réservée aux laïcs » (Jean Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici, n. 60). Cf. aussi Congrégation pour le clergé, Directoire pour le ministère et la vie des prêtres, 31-I- 1994, n. 33.
[7]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 76.
[8]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 36.
[9]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Décr. Apostolicam actuositatem, n. 7. Const. dogm. Lumen Gentium, n. 36 et Const. past. Gaudium et spes, n.31 et 43.
[10]. Jean Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici, n. 42.
[11]. Dans les derniers siècles, le Magistère de l’Église s’est occupé plusieurs fois des questions principales qui regardent l’ordre social et politique. Cf. Léon XIII, Encycl. Diuturnum illud, ASS 14 (1881/82) 4 sq. ; Encycl. Immortale Dei, ASS 18 (1885/86) 162 sq. ; Encycl. Libertas praestantissimum, ASS 20, (1887/88) 593 sq. ; Encycl. Rerum novarum, ASS 23 (1890/91) 643 sq. ; Benoît XV, Encycl. Pacem Dei munus pulcherrimum, AAS 12 (1920) 209 sq. ; Pie XI, Encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931) 190 sq. ; Ep. Encycl. Mit brennender Sorge, AAS 29 (1937) 145-167 ; Encycl. Divini redemptoris, AAS 29 (1937) 78 sq. ; Pie XII, Encycl. Summi Pontificatus, AAS 31 (1939) 423 sq. ; Radio-messages de Noël 1941-1944 ; Jean XXIII, Encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961) 401-4634 ; Lett. Encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963) 257-304 ; Paul VI, Lett. encycl. Populorum Progressio, AAS 59 (1967) 205-299 ; Lett. apost. Octogesima adveniens, AAS 63 (1971) 401441.
[12]. Cf. Jean Paul II, Encycl. Centesimus annus, n. 46, AAS 83 (1991) 793-867 ; Encycl. Veritatis splendor, n. 101, AAS 85 (1993) 1133-1228 ; Discorso al Parlamento italiano in seduta pubblicae comune, l’Osservatore Romano, 14-XI-2002, n. 5.
[13]. Cf. Jean Paul II, Encycl. Evangelium vitae, n. 22, AAS 87 (1995) 401.522.
[14]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 76.
[15]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 75.
[16]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 43 et 75.
[17]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 25.
[18]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 73.
[19]. Cf. Jean Paul II, Encycl. Evangelium vitae, n. 73.
[20]. Ibid.
[21]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 75.
[22]. Catéchisme de l’Église catholique, n. 2304.
[23]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 76.
[24]. Jean Paul II, Message pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix 1991 : « Si tu veux la paix, respecte la conscience de tout homme », IV, AAS 83 (1991) 410-421.
[25]. Jean Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici, n. 59. Le passage cité est du Conc. Œcum. Vat. II, Décr. Apostolicam actuositatem, n. 4.
[26] Jean Paul II, Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint Siège, in L’Osservatore Romano, 11 janvier 2002.
[27]. Jean Paul II, Lett. encycl. Fides et ratio, n. 90, AAS 91 (1999) 5-88
[28]. Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Décl. Dignitatis humanae, n. 1 : « Le Concile déclare que Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle en le servant, les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Eglise catholique et apostolique ». Cela n’empêche pas l’Église de considérer avec un vrai respect les différentes traditions religieuses, et même de reconnaître qu’il y a en elles des « éléments de vérité et de bonté. » Cf. Conc. Œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 16 ; Décr. Ad gentes, n. 11 ; Décl. Nostra ætate, n. 2 ; Jean Paul II, Lett. encycl. Redemptoris missio, n. 55, AAS 83 (1991) 249-340 ; Congrégation pour la doctrine de la foi, Décl. Dominus Jesus, n. 2 ; 8 ; 21, AAS. 92 (2000) 742-765.
[29]. Cf. Paul VI, Discours au Sacré Collège et à la Prélature romaine, in « Insegnamenti di Paolo VI » 14 (1976), 1088-1089.
[30]. Cf. Pie IX, Encycl. Quanta cura, AAS 3 (1867) 162 ; Léon XIII, Encycl. Immortale Dei, ASS 18 (1885) 170-171 ; Pio XI, Enc. Quas Primas, AAS 17 (1925) 604-605 : Catéchisme de l’Église catholique, n. 2108 ; Congrégation pour la doctrine de la foi, Décl. Dominus Jesus, n. 22.
[31]. Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. 43. Cf. aussi Jean Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici, n. 59.