LES TEMPS PRESENTS sont marqués par un contraste saisissant entre la foudroyante accélération technologique et la paralysie des décideurs. Comment l’expliquer ? Certains auteurs suggèrent que ce phénomène pourrait être lié à la prolongation infinie de l’adolescence – temps par excellence de l’indécision. D’autres le rapprochent du phénomène d’auto-victimisation qui dé-saisit l’individu de son propre destin. Des études quantitatives lient l’indécision à un seuil de paralysie et notent que ce phénomène est à la fois contagieux et cumulatif.
Toujours est-il que l’indécision au sommet génère un pourrissement invisible, qui ne peut se prolonger indéfiniment. Il est à noter que le mot indécis se réfère de façon subliminale à l’action des gens de guerre.
Ce vocable, qui apparaît au XVe siècle, vient du bas latin indecisus, qui signifie non tranché[1]. Les indécis sont par conséquent, de ceux qui ne font pas usage de l’épée de leur volonté. En principe, l’indécision correspond à un temps politique limité. Parfois une heure, mais guère plus : « Il en est de mon âme – comme de la marée qui, ayant atteint son sommet, s’arrête immobile entre deux directions[2]. » Toutefois, lorsque l’indécision se prolonge pour devenir manie, tout est à craindre tant il est vrai qu’« il est plus naturel à la peur de consulter que de décider[3] ». Au fil du temps, le regard sur l’indécision a connu un glissement insensible. Ses effets historiques auraient ils changé ?
Le glissement des Lumières : du sacre du doute à l’éloge de l’indécision
La tradition occidentale fait éloge de l’esprit de décision. Les pères du désert, qui proposaient aux fidèles de séjourner en Dieu, mettaient en garde contre l’indécision qui égarait les croyants sur le chemin vers Dieu et leur faisait perdre la seule chance de le rencontrer en plénitude. Il n’est donc pas étonnant que les Exercices spirituels de saint Ignace fassent de la décision, et de son corollaire, l’engagement pour la vie, l’acte fondamental de l’existence.
Ne pas décider serait faire preuve d’irrésolution et de lâcheté. La Rochefoucauld s’emploie d’ailleurs à montrer comment les effets de l’humeur et de l’imagination sur le cœur, centre de la volonté et du courage, peuvent être décelés, contenus et contrôlés[4]. L’éloge de la décision entre toutefois en léthargie à l’époque des Lumières pendant laquelle une bruyante minorité se met à louer le doute et son corollaire, l’irrésolution.
Le XVIIIe siècle se présente comme une époque où les indécis déclenchent le rire des faiseurs d’opinion : Carl Philip Emmanuel Bach compose l’Irrésolue. Un navire de guerre et un papillon sont baptisés de ce doux nom. En 1713, Philippe Néricault-Destouches compose L’Irrésolu, comédie en cinq actes où l’indécision est expressément liée à l’acquisition d’un savoir non digéré :
Mais pour avoir, trop jeune, acquis trop de lumières,
Il est irrésolu sur toutes les matières.
Éloge de l’indécision
En 1758, ce thème est mis en musique par M. Vadé qui compose un opéra comique, La Veuve indécise. Il existe pourtant dans ce concert de légèreté quelques voix discordantes voire prophétiques. C’est le cas de Clotaire Ier, tragédie publiée en 1742, mettant en scène un roi irrésolu et se laissant conduire. Cette fois-ci, l’on n’en rit pas et à raison : la pièce ne fait qu’annoncer les conséquences funèbres de l’indécision royale.
Après la révolution de 1789, l’éloge de l’indécision se poursuivra au sein des cénacles déconstructivistes. Pour le poète Paul Verlaine, « rien de plus cher que la chanson grise où l’Indécis au Précis se joint[5] ».
Pour l’historien Gabor Demeter, de l’académie des sciences hongroises, semer le doute sur la malignité de l’indécision permet de brouiller ses frontières floues avec l’intelligence diplomatique. L’un de ces articles introduit le doute de cette façon : « Hésitation, indécision ou astuce, la politique étrangère de l’Autriche-Hongrie de 1912 à 1913. » Ceci aurait vivement intéressé Chateaubriand pour lequel la lâcheté et l’indécision de l’anti-héros Honorius (384-423) auraient fini par triompher des barbares, incapables de soutenir cette inertie[6].
Les fruits de l’indécision : de la bruyante défaite au pourrissement invisible
L’épisode révolutionnaire a souligné fort à propos les fruits toxiques de l’indécision chantée par les Lumières. L’astuce consistait tout simplement à paralyser les mouches inoffensives au pouvoir afin de les remplacer par de nouvelles élites ayant elles un programme. Ceci nous permet de revenir sur les effets historiques et parfaitement documentés de l’indécision d’État. Ceux-ci sont doubles.
Le premier effet est l’échec politique ou militaire. Tacite n’impute-t-il pas les défaites arméniennes à l’indécision des chefs militaires de cette nation[7] ? Plus tard, Gibbon lie la chute de Rome à la corruption morale des élites, notamment à leur caractère irrésolu.
Pendant la révolution de 1789, Robespierre, meneur indécis qui suit le courant autant qu’il l’inspire, finit par adopter une non-décision, celle d’exterminer méthodiquement ses adversaires afin de se maintenir au pouvoir[8]. Avant de prononcer ses diatribes assassines, il aurait beaucoup gagné à relire cette réplique d’Henri IV : « Vous parlez comme si vous étiez libre de faire le mal[9]. » L’indécision à faire le bien mène effectivement au tombeau. Que n’y allât-il pas sans se faire précéder par le genre humain qu’il avait pris pour ennemi.
En ce qui concerne les conséquences de l’indécision militaire, les exemples abondent. L’on se souvient de l’amiral Hotham hésitant, laissant échapper à deux reprises la flotte française en 1795. La première fois dans le golfe de Gênes, et la seconde en face des îles d’Hyères[10]. Plus récemment, l’amiral japonais Nagumo perdit la bataille de Midway en raison de ses hésitations. L’on peut enfin évoquer les généraux François Achille Bazaine et Maurice Gamelin[11], tous deux suprêmement irrésolus, qui firent don de deux défaites à la France.
L’agitation révolutionnaire
Le second effet de l’irrésolution politique est la menace accrue d’agitation révolutionnaire. En 1589, un Avis à l’irrésolu de Limoges paraît à Paris. Son objet est de rallier les Français à la Ligue. Les révolutionnaires professionnels ne se privent pas d’ailleurs d’exploiter les temps d’irrésolution. En 1850, Marx et Engels, déclarent dans une Adresse du Comité central à la ligue des communistes : « Il va de soi que, dans les conflits sanglants imminents, ce sont surtout les ouvriers qui devront remporter la victoire, par leur courage, leur résolution et leur esprit de sacrifice. Comme par le passé, dans cette lutte, les petits bourgeois se montreront en masse, et aussi longtemps que possible, hésitants, indécis et inactifs[12]. »
La même idée est reprise par Trotsky, expert du coup d’État pour lequel il faut « épurer le front unique de toute équivoque, de toute indécision, de toutes les phrases creuses[13] ». L’indécision génère en effet un pourrissement invisible favorable aux brusques embardées. Pour Myriam Revault d’Allones, « la crise paraît aujourd’hui marquée du sceau de l’indécision voire de l’indécidable. Ce que nous ressentons, en cette période de crise qui est la nôtre, c’est qu’il n’y a plus rien à trancher, plus rien à décider, car la crise est devenue permanente. Nous n’en voyons pas l’issue[14] ». Concentré formidable d’indécision, la crise n’en appelle pas moins la rupture[15]. Il ne faudra donc pas s’étonner qu’elle surgisse brusquement.
L’indécision des foules
Ainsi, l’éloge anesthésique de l’indécision reste sans prise sur ses effets réels. Rester la main sur la poignée de l’éventail en attendant de voir quelle direction prendront les rumeurs spontanées, n’aidera donc en rien. Les foules ne sont-elles pas naturellement indécises jusqu’à ce qu’elles aient été suggestionnées ? C’est en tout cas l’expérience qu’en fit le général Coriolan, remarquant que leur esprit changeait à chaque minute. Il suffit d’un meneur pour qu’elles s’orientent immédiatement : « Comme les herbes marines se plient sous un vaisseau qui vogue à toutes voiles, ainsi tous les hommes fléchissaient devant sa volonté et tombaient sous sa proue[16]. »
L’indécision de la foule fit l’objet d’études particulièrement poussées en France et en Italie à la fin du XIXe siècle. L’on peut citer par exemple Les suggesteurs de la foule, publié par le médecin Pasquale Rossi en 1904. Ces foules, qui se sont atomisées, font désormais l’objet d’une suggestion personnalisée en fonction des informations individuelles qu’elles émettent. Une récente étude britannique sur la trajectoire de la souris du client – lors d’un achat en ligne – a permis de mettre au point un détecteur d’indécision. Un outil de choix, assurément, pour sélectionner les élites de demain.
Institute of World Politics – Washington D.C
Illustration : Balthazar-Jean Baron, L’Homme indécis, 1836.
[1] Le mot indécision apparaît en 1611, signifiant l’état d’incertitude ou le caractère d’un homme indécis.
[2] William Shakespeare, Henry IV, p. 186.
[3] Cardinal de Retz, Mémoires, Paris, Librairie Garnier, 1934, p. 115.
[4] Bertrand Saint-Sernin, « L’éthique de la décision », cours public en Sorbonne, 1983.
[5] Paul Verlaine, Art poétique.
[6] Philippe Henri Blasen, « Images de l’Empereur en France au XIXe siècle », Acta Musei Napocensis, 47–48/I, 2010–2011 (2012), p. 241–263.
[7] Anahide Kefelian, Rome et le Royaume d’Arménie : interactions politiques, militaires et culturelles (65 av. – 224 ap. J.-C.), thèse d’histoire, Paris-Sorbonne, 2017.
[8] Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016.
[9] William Shakespeare, Henry IV, op. cit., p. 173.
[10] Eugène de Courtin, En pèlerinage militaire à Rome au printemps de l’année 1796.
[11] « On voit mieux à présent, ce qui a manqué au général Gamelin. Ce n’est ni l’intelligence, ni le savoir-faire, ni les capacités professionnelles : c’est la fermeté du caractère. À force de fréquenter les milieux parlementaires, leurs manières de penser ont déteint sur lui. Avec Gamelin, comme avec Chautemps, l’on n’a jamais à redouter un jugement bien tranché, une prise de position catégorique. On est toujours dans le domaine de l’expectative et de l’accommodement. Comme Chautemps, Gamelin a la voix douce et persuasive, le geste mesuré, l’argument opportun. On ne doute pas de sa culture, on apprécie sa courtoisie. Mais on parle de son allure lasse, de la mollesse de sa poignée de main. Plutôt que rédiger et lancer des ordres, il préfère suggérer, conseiller. Ses expressions ont les nuances du style diplomatique. Il apaise les antagonismes, n’éprouve nul désir d’affirmer ses responsabilités ni d’imposer un stricte limite à celles de ses subordonnés » Benoist-Méchin, Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident, p. 487.
[12] K. Marx, F. Engels, Adresse du Comité central à la ligue des communistes, 1850.
[13] Léon Trotsky, « Ou va la France ? », 1938.
[14] Myriam Revault d’Allones, La Crise sans fin, essai sur l’expérience moderne du temps, Editions du Seuil, 2012, p. 10.
[15] Alexandre Bleau, La Crise chez Mallarmé et Debussy, 2007.
[16] W. Shakespeare, Coriolan, 1617, p. 99.