AU BOUT DU COMPTE, Jean-Paul II aura refait la donne sur plusieurs points et contesté radicalement les Lumières, tant en ce qui concerne la philosophie qu’en ce qui en découle au plan politique.
La splendeur de la vérité
La donne d’abord entre la raison et la foi. La raison se définissait elle-même par son étroitesse (“dans les limites de la simple raison”) et rejetait tout ce qui ne pouvait entrer dans ce corset logique. Mais en devenant une “philosophie séparée”, elle s’enflait en même temps qu’elle se mutilait. Alors la foi a humilié la raison comme étant un rationalisme prétentieux. Puis elle a fustigé cette raison pour la timidité de son agnosticisme. Ce qu’a fait Vatican I.
Restait à Jean-Paul Il de réquisitionner tout l’apport culturel des sagesses pour venir au secours d’une mentalité libérale qui avait perdu — et même rejeté — tout repère objectif pour ne plus se fier qu’au consensuel ou au procédural. Le navire suivait alors non plus l’étoile polaire mais son fanal avant. Le pape défunt aura ainsi retourné l’argumentation en exaltant ce “paganisme” (Platon, Aristote, les stoïciens…) que la pastorale, elle, prenait comme une stupidité. Ceci en philosophie et aussi en morale, si l’on en juge par Veritatis splendor.
Nous n’avons pas fini de réaliser ce renversement, nous les chrétiens et encore plus certains athées résolus (Michel Onfray) qui n’ont pas dépassé l’athéisme du charbonnier ou l’athéisme du café du commerce, nous provoquant à reprendre une vieille apologétique devenue risible. En se fermant à la foi, la raison perd son dynamisme et sa noblesse : elle sous-raisonne, elle dé-raisonne ou bien elle arraisonne tout avec morgue.
Jean-Paul Il — comme Édith Stein — auront dû, pour rendre possible la recherche de la vérité, changer de voie d’accès. Partis de la phénoménologie (Husserl, Max Scheler), avec une incursion dans la mystique (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila), ils retrouveront en finale saint Thomas d’Aquin, mais avec une ouverture que n’auront pas forcément nos thomistes occidentaux.
En morale familiale, Jean-Paul Il reprendra d’une autre manière les thèses de Paul VI, et son langage ne soulèvera pas le même chahut parce qu’il aura intégré la valeur de la sexualité humaine, cette valeur qui fonde l’exigence au lieu de l’abolir.
Devant le totalitarisme sournois de la démocratie creuse
Ceci concerne du même coup la vie politique, que les Grecs ne dissociaient pas d’avec la vertu. Le mot “éthique” n’est pas confessionnel : il se trouve chez Aristote (entre autres), et ce n’est pas une invention de curés rétrogrades. Le lien de la société, c’est l’amitié politique (philia politikè) et non pas le conflit, ni le profit, ni le simple contrat.
Le monde actuel a beau se dire libéral en s’opposant aux idéologies brune ou rouge, il devient vite, en congédiant les valeurs, ce que Jean-Paul II appelait un “totalitarisme sournois” ou une “démocratie creuse”, et sa prétendue tolérance est en fait une intolérance. Ce qui est dit neutre ou laïque, c’est l’amoralité et l’athéisme, alors que ces deux choses fonctionnent d’une manière inquisitoriale. Il n’y a pas que le nazisme et le marxisme à être totalitaires, donc homicides. La “culture de mort” opère les mêmes dégâts, même s’ils sont moins spectaculaires.
La tâche commune à tous, c’est la défense de l’homme. Et “l’homme est la route fondamentale de l’Église”, d’une Église “experte en humanité”. La nouvelle évangélisation n’est pas seulement religieuse : elle se joue au niveau de l’humanisme.
Alors Jean-Paul Il redéfinit l’Église dans son être et dans sa tâche. Église et État ne sont plus deux “sociétés parfaites” juxtaposées et indépendantes, comme sous Léon XIII : le Christ est le “Récapitulateur” dont parlait Pie XI au début de son pontificat, et de ce fait, même s’il y a une certaine autonomie du temporel (Gaudium et spes, 36), ce n’est pas là un cloisonnement étanche.
Justice et liberté
D’abord la foi a le devoir et le droit de s’inculturer à la société, au lieu de demeurer cachée dans des clubs sans se concrétiser en rien. Le Christ n’est pas un gourou débarquant à Roissy avec son visa et sommé de demeurer “politiquement correct” sous peine — non pas d’être crucifié — mais d’être reconduit à la frontière. C’est ce passé de culture chrétienne que refusent bien des politiques — et de tout bord — afin que ce passé indéniable ne soit pas mentionné : c’est une erreur à tuer par le silence.
L’Église garde aussi le droit, sans pour autant sortir de son rôle, d’émettre un jugement sur des lois et des pratiques qui lèsent la justice élémentaire et la dignité humaine, car l’homme est son affaire. Elle est allée, avec Jean-Paul Il, jusqu’à demander l’objection de conscience du personnel médical en ce qui concerne l’avortement et l’euthanasie, objection qui ne devrait pas être pénalisée.
Délaissant l’ostpolitjk du cardinal Casaroli qui, pour des raisons bassement “pastorales”, faisait à l’adversaire d’insupportables concessions pour avoir la paix ou bénéficier encore de quelques avantages, Jean-Paul Il a choisi délibérément le franc-parler et la prise en compte de la. Morale : justice et liberté. Et son attitude énergique a été payante. De même qu’au nom de la réconciliation ou de l’œcuménisme, il n’a pas consenti à pénaliser la partie fidèle, celle qui était demeurée dans le giron de l’Église ou celle qui demandait d’y revenir. Il a été franc du collier.
Et tout cela se tient rigoureusement. Merci, Jean-Paul Il.
Avril 2005.